jeudi 16 avril 2020

En quarantaine. Seconde


Première


En juin 2019, j'avais entamé l'ébauche jamais aboutie d'un article dont le nom, aujourd'hui, prend une tournure bien différente : “En quarantaine”. J'y esquissais l'aperçu d'une espace dans un espace, une relégation temporaire dans la relégation générale : celui de la karantina, à l'intérieur du camp de Moria, à Lesbos. Les personnes nouvellement arrivées y étaient auparavant conduites avant qu'une tente, un container, une portion de territoire si restreinte qu'on y étouffe, leur soit attribuée. La portée sanitaire de la quarantaine semblait secondaire ; elle scellait plutôt l'emprise d'un contrôle.
La karantina se trouve au centre du camp, cerclée de bureaux où s'activent policiers, agents de Frontex, du HCR (1), de médecins grecs, de porteurs de talkies-walkies. Cerclée de barreaux, surtout. Un rectangle divisé en deux. Une grande tente où s'alignaient des lits superposés et des corps comme entassés – ce sont les mots de celles et ceux qui y vivaient, sentant dans leur chair qu'ils seraient dès lors pensés en terme de nombres. Et une petite cour. Le mot est absurde. Des graviers, des grilles et pas de toit.

J'écrivais alors :
« Il y a des images, aux bords de l'Europe, qui attrapent la conscience et soulèvent le cœur. Il y a des mots, criés ou murmurés, qui emplissent l'atmosphère et dénudent le réel en un éclair. »

Ces images et ces mots renvoyaient à trois histoires glaçantes, vécues en quarantaine, l'érigeant comme révélateur pour celles et ceux qui écoutent les confinés ; mais surtout comme avertissement pour ces derniers. Voilà à quoi on vous réduit arbitrairement, voilà comment vous serez traités dorénavant.

La première histoire s'était conclue sur une blague aux contours acérés, jetée par des uniformes. Nous sortions tard dans la nuit de la clinique médicale. Je raccompagnais une jeune femme pliée en deux, en la soutenant par le bras, ma main serrant la sienne, le cœur serré de savoir d'où viennent les douleurs qui lui déchiraient le bas ventre, reliquat implacable de multiples violences sexuelles subies. Arrivées devant la grille, un cadenas et une scène effroyable : des dizaines et des dizaines de personnes dormant dehors, à même le sol, en une mosaïque de corps enfermés dans une cage. Je retournais rapidement sur mes pas, la colère dans chaque fibre de mon être, chercher la clef, la demander aux policiers, cette clef de la cage où cette jeune femme retrouvera la peur d'être entourée de grappes d'inconnus. Je la demandai quand même. Il n'y avait nul part d'autre où aller. Les policiers éclatèrent de rire à la réponse ironique de l'un d'entre eux : « Pourquoi ? Vous voulez aller dormir avec eux ? ». Comme si c'était une blague, la vie humaine. Comme si c'était hilarant de tracer une ligne de plus entre les vies humaines qui comptent et celles qui peuvent être entassées. Il n'y avait nul part, non plus, où crier l'insoutenable infligé à celles et ceux venant de survivre à la traversée éprouvante de la Méditerranée.

La traversée et ce qu'elle peut laisser dans les cœurs, c'était la seconde histoire. Dans la clinique, un homme regardait le sol, racontait des bris de son histoire à lui, d'il y a des mois, des semaines, et puis d'aujourd'hui. Il était présent sur un canot pneumatique qui a chaviré. Il habitait dans la karantina, avec les hommes et les femmes dans la cage, les uns à coté de autres. Il dit : « Je ne peux pas retourner là-bas. Tous ces gens.. je vois des corps morts dans la mer ». Des parallèles se tracent avec des mondes que l'on voudraient impossibles, et qui se perpétuent. Les horreurs du passé et du présent se superposent. Lui aussi devait retourner dans cette cage, à quelques mètres de laquelle flotte toujours un drapeau de l'Union Européenne.

La dernière histoire, c'est celle d'un rempart minuscule forgé du bout des doigts. Un soir, dans la clinique médicale, s'est formée une petite rivière brune, s'écoulant de long en large, comme sortant de terre. Nous apprîmes qu'un tuyau d'évacuation des eaux usées avait éclaté derrière la karantina. Excréments et urines mêlés s'échappaient ; nous pataugions. Le pire, sans doute, était que l'odeur n'était pas plus dérangeante que d'habitude – l'air du camp est constamment chargé d'exhalaisons tenaces. Les flots viciés traversaient la karantina avant d'arriver dans notre clinique. C'était un dimanche, personne n'allait venir en arrêter le cours ; c'était un camp de réfugiés, personne n'allait venir tout court. Les placés en quarantaine se dévêtirent de ce qu'ils purent, attrapèrent des couvertures, et construisirent des digues. Avant de dormir à coté, par terre.


Camp de Moria, Lesbos, Grèce. Tessa Kraan

Seconde


Cette dernière histoire, elle commence pour moi dans la clinique, à nouveau, mais nous pouvons remonter le cours de sa coulée immonde plus loin encore que les mains de ceux qui la contiennent par des bouts de tissu, bien plus loin que le tuyau brisé, là où se joue ce qui rend ces histoires possibles – pire, banales.

Cette « dernière » histoire, mais nous n'aurons jamais fini de les égrener, ces histoires aux frontières, et elles n'auront jamais fini de ne pas être écoutées. Il y en a des centaines, des milliers, dans les camps, dans les centres de détention, sur la crête de l'oubli, des histoires comme celles-ci.

Les mots pour les dire évoluent, où plutôt le monde est bousculé, et les mots perdent le sens dont on voulait les habiller. Nous pouvions parler de la karantina et dire que le camp lui-même était une mise en quarantaine, une mise à part : la métaphore prenait. Et puis sa forme littérale s'est abattue sur les habitants de Moria, le 17 mars 2020, quand justifiée par la pandémie de Covid-19 l'interdiction absolue de sortir du camp a concrétisé plus fortement encore leur mise au ban.

L'expérience de la quarantaine par les confinés légitimes de l'Europe diverge radicalement de celle des confinés à ses confins. La distanciation sociale, d'abord, rendue impossible là où 20.000 personnes cohabitent dans un espace prévu pour 3000, là où les files d'attente rythment de façon insupportable le quotidien – attendre en ligne pour de la nourriture, de l'eau, des soins, une douche, des toilettes. L'interdiction de sortir, aussi, quand sortir voulait dire s'échapper, même pour une journée, de l'enfer des coups de couteaux, de la boue, des montagnes de déchets, des cris, de la foule constante. Être confiné à Moria signifie ne plus recevoir la maigre aide financière mensuelle allouée par le HCR, ne plus pouvoir acheter par soi même nourriture, produits d'hygiène, vêtements. Et apprendre, dans la foulée, que les distributions organisées par les quelques ONG restantes (2) sont interdites, car cela formerait un « attroupement de plus de 10 personnes ». L'ironie est amère. Surtout lorsque l'on sait que rien de consistant n'est prévu par les autorités en cas de propagation du virus dans le camp.

L'expérience de la quarantaine est toute autre surtout parce que la distance matérielle, pensée en mètres, en kilomètres, relativement à un point, à un autre, est comme annulée, et ce bien avant la mise en confinement du monde. Les exilés vivent dans un espace artificiellement lointain, détaché – détaché de la population légitime, détachée de l'Union Européenne et de ses responsabilités, détaché d'un continent, un non-lieu où vivre, survivre et attendre, indéfiniment attendre : 

« Une part immense, la plus grande part peut être de l'action des gouvernements ne consiste pas du tout à contribuer à un règlement même partiel des problèmes de notre temps, mais à s'assurer qu'ils demeurent assez loin, ce qui n'implique pas d'ailleurs de très longues distances : on se souvient de l'époque où répéter que l'épuration ethnique en cours sur le territoire de Bosnie se déroulait à "deux heures de Paris" ne servait rigoureusement à rien, tant deux heures de Paris s'avéraient une distance suffisante pour ne point y songer, et vaquer à ses affaires. Deux heures étaient suffisamment loin. C'est en quoi le sort fait aux étrangers est la pierre de touche de la gouvernementalité contemporaine en général : la décision d'éloignement leur fait un trait commun. [...]
Cette politique des lointains a une conséquence singulière : là où l'éloignement et la proximité d'un lieu sont d'ordinaire choses relatives, dont la mesure dépend du point où l'on se place, la politique produit des espaces absolument, ontologiquement loin - loin non d'ici ou de là, mais loin, loin tout court. [...] Moria est loin, non relativement mais absolument, la preuve : que l'Europe s'y abîme et y sombre n'empêche pas de dormir, et comme dans l'espace, personne ne vous y entend hurler.
» (3)



(1) Haut Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés.
(2) Sur les événements survenus, ces deux derniers mois, à Lesbos et aux frontières orientales de la Grèce, voir « Lesbos, une trainée de poudre qui n'en finit pas », CQFD, avril 2020.
(3) Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, « Réfugiés, exilés : quand l'Europe s'en lave les mains », AOC - Analyse Opinion Critique, 12 mars 2020. Texte bouleversant et puissant à lire gratuitement : l'inscription sur le site d'AOC donne droit à trois articles par mois.

mardi 14 avril 2020

Lesbos : une trainée de poudre qui n'en finit pas


Nouvel article publié dans le numéro d'avril 2020 de CQFD. Un retour en saillies sur les événements dramatiques survenus sur l'île de Lesbos au cours des mois de février et de mars.

Disponible en ligne




vendredi 20 mars 2020

A Lesbos, contre les barbelés de la mer Egée

Une grande joie de voir un des mes articles imprimé dans le numéro de Mars 2020 de l'excellent journal indépendant CQFD. Sur la situation à Lesbos - et les luttes qui s'y jouent.

Disponible en ligne



dimanche 19 janvier 2020

Fragments #2



"Ce qui différencie ici de là-bas, c'est qu'ici il n'y a pas d'échappatoires en artifices, le réel persiste. Il s'agrippe à vous, à la cheville et au cœur, rejaillit sur le visage en écume et en larmes belles car épuisées d'être vraies, si vraies. La vérité est nue, si intensément nue, le couvercle l'opercule le miroir l'ombre la brume ont sauté.
Sur la plage, à la recherche d'une marche
d'instants arrachés au temps
le réel a ressurgi, apporté par la marée,
brusque en un tas de loin indistinct
et puis, là, couleurs pile entassement sur le rivage
des morceaux de vie crus que la mer a recraché
A la vue du ciel indifférent d'azur
des enfants des parents en papiers
étonnamment intacts
Qu'en est-il des humains ?
ont-ils sombré, ne reste-t-il d'eux que des papiers, une pile de vêtements et une sandale d'enfant ?
Qu'ont-ils perdu, les preuves des errances d'une vie ou la vie elle-même ?

Sur la grève, le récit d'un naufrage
Naufrage collectif aux mille visages
des années d'audace ou d'indifférence criminelles, jeter les vies à la mer,
ne pas même leur accorder les mots que portent, elles, les bouteilles solitaires ;
Nous parlons de laisser-faire, mais il y a des actions, des plans, des mesures,
et des phrases qui les enrobent, empaquettent des décennies glaciales
comme l'eau, froide, si froide ; glissent sur elle les ombres les nombres les autres.

Une famille tirée des numéros ; son histoire, un fragment de son parcours sous des lettres imprimées, que la marée n'a pas bouffé ; langue allemande je ne discerne que le terme d'asylum et celui de flight, vol Hamburg-Kaboul, 2016, en-tête OIM, départ volontaire, si volontaire que quatre ans plus tard ils s'embarquent sur un rafiot de fortune en plein hiver.
J'ai vu, à nouveau, si brutale et glaciale, sur la grève la claque du réel."



dimanche 1 décembre 2019

Les frontières se resserent


Les annonces tonitruantes captées par les micros et les caméras ont semé des germes de doutes et de craintes sur les îles de l’Égée. Le nouveau gouvernement grec de droite enchaîne les déclarations, irréalisables ou irresponsables, toutes glaçantes. Dans un premier temps, une pluie de chiffres s'est abattue : 30.000 demandeurs et demandeuses d'asile seraient transférés vers les terres continentales avant la fin de l'année, nombre qu'un énième revirement a abaissé à 20.000. Nombre également accompagné d'un autre, brutal : 10.000 personnes seraient parallèlement déportées.
Des années de stagnation et d'improvisation, des services d'asile et leur appui européen débordés, l'état critique des relations entre l'Union Européenne et la Turquie, l'arrivée de milliers de personnes chaque semaine sur les îles (1), beaucoup d'éléments laissent dubitatif quant à la réalisation effective de ces projets aux contours de coups d'éclat.

Mais un dernier, de coup d'éclat, ou de coup à l'estomac, s'est abattu il y a une semaine : les camps de Lesbos, Chios et Samos laisseraient bientôt place à des centres de détention (2). La multiplication des camps comme institutions répressives de tri et de mise à l'écart des exilés a toujours trouvé son prolongement logique dans les centres de détention, les prisons, les cellules de commissariat, de ports, d'aéroports. (3). De multiples dénominations viennent recouvrir ces espaces d'enfermement – pour ceux prévus sur les îles orientales de leur pays, les membres du gouvernement grec ont opté pour celle de « centres fermés de pré-renvoi ». Lors d'une réunion entre les acteurs de santé du camp de Lesbos, un médecin grec d'une agence étatique jonglait difficilement avec cette paraphrase absconse forgée par les autorités  : « Donc ce sera oui un centre, un nouveau centre, qui ne sera pas ouvert, enfin les personnes ne pourront pas entrer et sortir comme ça, un centre qui sera euh.. fermé.. » ; avant d'être interrompu par un membre d'une ONG : « Donc, un centre de détention ».

Tous les acteurs de terrains, qu'ils soient dépendants ou non de l’État, paraissent désemparés. Les décisions semblent avoir été prises d'en haut, sans concertation, et surtout sans connaissance de la réalité aux frontières. Près de 40.000 personnes y vivent désormais, l’écrasante majorité dans des tentes fragiles, les uns contre les autres, dans et aux abords de camps surpeuplés, dont la capacité officielle totale avoisine à peine 6.000 places. Les fortes pluies arrivent avec l'hiver. Elles signifient retrouver sa tente inondée, naviguer entre les immenses flaques mêlant boue et eaux usées, dormir dans des couvertures et des vêtements humides alors que les températures chutent et que l'eau chaude, pour les douches, est une exception.


Camp Vial, Chios, Grèce, novembre 2019

Les autorités ne se soucient guère des effroyables conditions de vie dans les camps des îles grecques ; l'objectif est de repousser le plus grand nombre possible de personnes en dehors des frontières. En définitive, dans un contexte où aucune solution d'ampleur, autre que répressive, n'est envisagée au niveau européen, et où certains premiers rendez-vous pour les procédures d'asile sont fixés en 2021, 2022 voire 2023, l'accélération de leur traitement – avec l'objectif de réduire au maximum le nombre de personnes acceptées – passera et passe déjà par des mesures non seulement inhumaines, mais illégales.

De nombreux témoignages font état de refoulements aux frontières terrestres avec la Turquie, accompagnés de violence, de vol et de mauvais traitements (4).
Des dizaines d'autres, entendus ici, ajoutent à la longue liste de déni des droits humains (à l'éducation, aux soins, à un logement décent, à une information et un soutien juridiques), ceux auxquels devraient avoir accès les enfants venus seuls à Lesbos. Puisqu'il est embarrassant d'avoir plus de 1200 mineurs non accompagnés sans logement en Grèce, vivant dehors en plein hiver (5), chiffre que nous pensons d'ailleurs sous-estimé, étant donné que des sources sur le terrain estiment à plus de 600 les gosses seuls rien que dans la Jungle à coté de Moria, il s'agit de faire disparaître les enfants en tant qu'enfants. Certains d'entre eux, bien qu'ayant affirmé être âgé de 15 ou de 16 ans ont été désignés de façon discrétionnaire comme adultes par les médecins du camp, lors de leur enregistrement, comme le raconte M.R, arrivé il y a un mois : « Ils ont écrit 2001, mais moi je leur ai dit "C'est 2003, c'est 2003, j'ai 16 ans". Ils m'ont répondu "Prouvez-le alors" ».
Récemment, 28 migrants venant de pays d'Afrique subsaharienne, emprisonnés dès leur arrivée dans le centre de détention à l'intérieur du camp de Moria, ont été débouté de l'asile sans avoir passé d'entretien. La raison évoquée par l'office régional de l'asile de Lesbos – l'impossibilité de trouver des interprètes – est non seulement contraire aux lois européennes, mais également profondément cynique, dans la mesure où certains d'entre eux parlent.. le portugais. (6)


Le déni des droits s'accompagne d'un déni des lois, et ce de plus en plus ouvertement. La création de centres de détention sur les îles de Lesbos, Samos et Chios fermerait encore un peu plus la porte de l'Europe à celles et ceux fuyant la misère, la guerre, la violence, et ouvrira plus grande encore celle de leur traitement illégal et inhumain. H., demandeur d'asile irakien enfermé plusieurs mois en centre de détention, parle en ces termes de l'enfermement, qui menace des milliers de femmes, d'enfants et d'hommes sur la route de l'exil : « En prison, ils te prennent tout, tout ce que tu as d'humain. Ils veulent que tu ne sois plus un être humain ».



Tessa Kraan, Camp de Moria, Lesbos, octobre 2019


(1) Se référer aux chiffres de l'ONG Aegean Boat Report, qui croise données officielles et de terrain : https://aegeanboatreport.com/


(3) Pillant, Laurence et Tassin, Louise, « Lesbos, l'île au grillages. Migrations et enfermement à la frontière gréco-turque », Cultures & Conflits, n°99-100, 2015.

(4) Mobile Info Team, « Illegal Pushbacks in Evros: Evidence of Human Rights Abuses at the Greece/Turkey Border », Annual Report 2018/19, novembre 2019.

(6) Legal Center Lesvos et al., Press Release, 25 novembre 2019.

jeudi 3 octobre 2019

Ni des nombres ni des ombres


Lors d'un premier retour aux frontières égéennes, j'ai écrit sur la permanence (1). Celle des camps, des balafres en barbelés, et de la violence exercée contre celles et ceux que l'on maintient en suspens au dessus de décisions opaques. Mais comment trouver les mots quand le permanent non seulement s'étire, mais évolue en pire ?

Depuis que je suis arrivée à Lesbos, il y a 10 jours, les morts se sont enchaînées. Un petit garçon de 5 ans écrasé par un camion sur l'interminable route reliant Moria à Mytilène, un enfant cherchant comme des milliers d'autres quelques recoins pour jouer, loin des tentes entassées. Cinq femmes et deux enfants noyé.e.s à quelques kilomètres de là, au large de l'île de Chios, après un naufrage de plus. Une femme et son nourrisson, pris.e.s dans les flammes dévorant le plastique et le préfabriqué amoncelés à la hâte dans le camp de Moria.
10 mort.e.s en 10 jours, 13.000 personnes dans un camp prévu pour 3.000 ; des disparitions effectives ou symboliques, de la vie et de la vue. Mais si l'on s'en tient aux nombres, nous peignons des ombres.


DR, camp de Moria, 29 septembre 2019

Depuis l'incendie survenu à Moria, dimanche 29 septembre, caméras, micros et appareils photos ont afflué sur l'île. Il fallait peindre en quelques heures ce qui persiste depuis des années. Paragraphes et palabres approximatifs ont bientôt été étalés. Comme le feu, le crépitement des flashs sera passager. Il se révèle parfois tout aussi meurtrier quand, voguant à la lumière des suppositions, des journalistes écrivent que des réfugié.e.s ont allumé eux-même le brasier, ou encore que les policiers n'ont pas eu d'autres choix que de faire usage de gaz lacrymogène puisqu'une « émeute » aurait éclaté, alors que les nuages chimiques prenant la suite de ceux de l'incendie n'ont servi qu'à éteindre dès les premières heures les voix que l'Europe souhaiterait asphyxier.
La première mesure prise par le gouvernement grec au soir de ce dimanche de deuil a été d'envoyer en urgence à Lesbos trois escadrons de CRS locaux (MAT) par avion de guerre depuis Athènes. Lorsque l'on sait qu'il faut des mois voire des années pour que les demandeuses et demandeurs d'asile puissent quitter les camps surpeuplés des îles orientales de la Grèce, et que l'hiver approche, tandis que des milliers de personnes y dorment dans des tentes fragiles ou à même le sol, l'ironie est amère.

Les ombres restent présentes, celles que l'on a pas le temps de dissiper lorsque l'on doit rapporter en quelques lignes un événement que l'on conçoit comme singulier, hors de l'espace dans lequel il se déploie, un événement que l'on dépeint événement et rien d'autre, que l'on peut certes décliner en paraphrases tragiques – incendies meurtrier, tragique incident – mais que l'on se retient de penser pour ce qu'il est : la conséquence de choix. La mort aux frontières n'est jamais de l'ordre du fortuit, elle est construite comme technique, comme geste politique.
Fermer les frontières est en soi un acte violent, puisqu'il ne peut se réaliser que par la violence : multiplication des contrôles policiers, des patrouilles de bottes et des vols de drones, fichage généralisé des voyageurs et voyageuses indésiré.e.s, enfermement et mise à l'écart, déportation.


Giorgos Moutafis/Reuters, camp de Moria, 29 septembre 2019

La violence ne s'exerce pas contre des ombres, ni contre des nombres. Elle est celle de deux coups de téléphone donnés à un jeune homme, arrivé depuis déjà un an, l'un pour dire que son premier entretien pour sa demande d'asile se tiendra dans deux jours, et l'autre, le lendemain, pour lui annoncer qu'il se tiendra finalement un an et demi plus tard. Elle est celle vécue par une jeune femme dormant à même le sol, son enfant dans les bras, à coté de dizaines de personnes le long des grilles du camp, et qu'un coup de bottes réveille à l'aube. Elle est celle d'un jeune de 19 ans, échappé de la guerre, qui vient de perdre sa petite sœur dans le naufrage de son embarcation quelques jours plus tôt, et dont la tentative de mettre fin à ses jours, une poignées de minutes plus tôt, ne justifie par aux yeux des policiers l'appel d'une ambulance, car ce n'est pas « une urgence ». Il n'existe plus, en définitive, d'urgence, puisque la mort est acceptée comme technique politique.

Alors, contre l'acceptation de inacceptable, des poings sont brandis en l'air. Des paroles s'élèvent, des corps se soulèvent. Le lundi et le mardi qui ont suivi l'incendie, des centaines de résident.e.s du camp ont manifesté. En plusieurs langues, les revendications de liberté de circulation, de la fin des camps-prisons des îles grecques, du droit pour toutes et tous de vivre en paix et dignement, ont éclaté dans l'atmosphère. Les uniformes ont empêché la marche de se poursuivre jusqu'à la capitale de Lesbos, de quitter le périmètre des ombres. Mais la lutte se poursuivra. Mais la lutte vivra.


(1) « Le temps et les camps », 17 mars 2019, sur ce blog.

lundi 3 juin 2019

Des bris d'histoires et des brins d'espoir



Un jour, en mars, il est 22h30. En une bourrasque faite de corps et de cris, un groupe de jeunes entre en trombe dans la clinique médicale, portant à bout de bras un gamin de 15 ans inconscient. Les spasmes qui l'agitent, auxquels succède l'hébétude la plus complète, font naître l'inquiétude sur chaque visage. L'imminence d'un danger presque vital semble poindre, tant l'état physique de celui que l'on a déposé là, sur un banc recouvert de bâches en plastique, est impressionnant. Ses paroles, quand il peut alors en prononcer quelques unes, sont elles aussi alarmantes – leur traduction, dans le brouhaha, parvient à nos oreilles : « Il va mourir, il va mourir ». Néanmoins, l'unique pronostic vital que l'on pourrait engager est celui de la persistance de l'espoir, parmi ces existences capturées aux frontières. Le jeune fait une crise d'angoisse, c'est son corps qui parle, exprime, crie. Des scènes comme celle-ci sont habituelles, et sont condamnées à se répéter inlassablement tant que des enfants, venus seuls ou ayant perdu leur famille en chemin, seront parqués dans des camps pendant des mois, sans soutien social et psychologique consistant.

A Moria, les « mineurs non accompagnés » sont placés dans les « Sections », espaces encadrés de grillages abritant de longues bâtisses en métal dont les chambres accueillent entre 15 et 20 jeunes. Si les conditions de vie qui y règnent sont bien supérieures au reste du camp, les gamins restent livrés à eux-mêmes. L'imbroglio de la situation est telle que l'on ne sait jamais vraiment qui est en charge de ceux-ci et à quel moment ; militaires, policiers, bénévoles internationaux.les, fonctionnaires grecs.ques piétinent, se renvoient les responsabilités. Cette organisation sibylline contraste avec l’incisive réalité. Notre clinique se trouvant à proximité immédiate des Sections, nous recevons quotidiennement des jeunes souffrant d'addictions, impliqués dans des combats, blessés, les bras scarifiés, corps pliés et visages fermés, vis-à-vis desquels nous n'avons aucune autre réponse qu'un moment d'écoute, une discussion, une tranche de rire arrachée au réel. L'unique psychologue qui leur est officiellement dédié est relativement absent, et a du être poussé à de multiples reprises par les ONG présentes pour réellement entamer son travail ; mais la relation de soin reste médiocre, et les jeunes préfèrent souvent s'en passer. Quelques personnes s'activent pour les aider, donnent de leur cœur et de leur temps ; quelques pépites d'humanité dans l'ombre froide d'un camp.

Ce soir de mars, après avoir été emmené à l'intérieur de la cabine médicale, le jeune a repris conscience de son environnement et a pu retourner dehors, dans l'espace d'attente de la clinique. Autour de lui, trois amis sont réunis. Sa tête repose sur les genoux de l'un deux, qui lui caresse les cheveux pour l'apaiser. Un autre lui tient la main, et lui parle doucement. Le dernier, celui qui parle le mieux anglais, se fait interprète et témoigne son inquiétude à l'équipe médicale – puis, il demande quoi faire. Il a 16 ans. Il vient d'Afghanistan, il est un rescapé d'une route dont on n'imagine que trop peu la violence, il est retenu entre des barbelés aux pourtours d'une Europe qui ne veut pas de lui, ses bras sont eux aussi striés de fines et parallèles cicatrices. Il demande quoi faire pour aider son ami, parce que cette nuit, il sait qu'il seront seuls pour prendre soin de lui. Ils finissent par sortir en le soutenant par les épaules, prévenants, doux, toujours inquiets. Une solidarité dont les mots ne peuvent décrire la beauté. 


Camp de Moria, Lesbos, mars 2019


Un jour, en avril, il est 21h. A la porte de la clinique, mon collègue m'appelle. « A French speaker is here ». L'homme en question a un visage doux, il est jeune, ses gestes sont lents, précautionneux. Il m'explique qu'il emmène avec lui des personnes qu'il « a trouvé ». Il s'écarte alors et apparaissent deux hommes et deux femmes. Les deux hommes ont le regard dans le vide, le visage inexpressif ; ils sont immobiles et dissociés du réel. L'une des femmes est recroquevillée, masquée sous une capuche ; l'autre tremble, promène un regard furtif et angoissé sur ce qui l'entoure, la foule, le bruit, l'agitation. Aucun.e ne répond à mes paroles ; seule la voix d'Armand*, qui les a accompagné.es ici, peut les atteindre. Il lui faut quelques minutes pour les faire entrer un à un dans la clinique, puis pour les faire asseoir. Il m'expose leurs noms, la langue qu'ils parlent et le pays d'où ils viennent. « J'ai regardé leur police paper, c'est comme cela que j'ai su leur nom » (1). Ils et elles viennent d'Afrique de l'Ouest, centrale et de l'Est. Leur souffrance transparaît dans chaque geste, ou dans chaque absence de gestes. Leur passé, qu'ils ont ensuite déroulé entre les murs de la cabine médicale, est une déchirure, une longue série de violence et de perte. Après ces consultations, deux médecins expérimenté.e.s ont fondu en larmes.

Nous avons vu passer, et revenir, tant de personnes dont de brutales fables dénaturent l'existence et le parcours, à travers les termes de « migrants économiques ». L'ignominie des mots transparaît avec plus de force encore à la vue de leur détresse (2). De manière plus générale, face à la situation psychologique alarmante d'une grande partie des habitant.e.s de Moria (3), les acteurs et actrices de terrain se retrouvent relativement désarmé.e.s. N'est présente qu'une dizaine de psychologues et psychiatres pour 5.500 personnes. Les chances de recevoir un soutien psychologique sont extrêmement minces, pour des personnes ayant souvent vécu ou été témoins de la guerre, de tortures, de violences sexuelles, d'emprisonnement abusif, de la mort de proches ou de persécutions. De nombreux enfants souffrent eux aussi de symptômes dépressifs, voire de PTSD (post-traumatic stress disorder, état de stress post-traumatique). Médecins Sans Frontières (MSF) a ainsi pu indiquer qu'à la fin de l'année 2018, 3 enfants avaient tenté de se suicider (4). Apprendre qu'une personne que l'on a reçue à la clinique dans un état de détresse profonde a pu avoir accès à une aide substantielle résonne avec une puissance indicible dans nos cœurs. Et, en revoyant un mois plus tard l'un des hommes de cette nuit-là, méconnaissable car ayant repris vie après avoir eu accès à une aide psychologique de la part de MSF, j'ai été inondée par une joie profonde.

Ce soir d'avril, sur un banc, alors qu'ils et elles attendent d’être reçues, conscient.e.s ou non de l'endroit où elles se trouvent – l'esprit déconnecté ou rattaché à un passé vivant – Armand s'agenouille successivement auprès d'eux et d'elles, prévenant, attentif, profondément et admirablement humain. Lui-même rescapé d'un monde déchiré, retenu dans un camp-frontière depuis des mois, il donne tout de lui pour des inconnu.e.s. Une main posée sur une épaule, des paroles réconfortantes, un prénom répété avec douceur pour tenter de renouer l'autre avec l'ici ; autant de gestes qui, dans l'univers du camp, prennent une dimension imposante et requièrent un courage bouleversant. Il est revenu plusieurs fois avec des personnes « trouvées », elles aussi, dans le camp, tout entier dédié à les rassurer, lorsqu'elles se trouvent imprégné.e.s d'un passé qui ne passe pas, pas encore : « Non, ici ce n'est pas la prison, c'est une clinique médicale, ils sont là pour t'aider, et je reste avec toi ». Une solidarité dont les mots ne peuvent décrire la force.



La survivance des solidarités, des rires, des complicités, des ponts jetés entre les un.e.s et les autres, du combat pour la liberté de circuler, de s'installer, de vivre, forme des lignes de fuite. Des possibles. Et de l'espoir.



Camp de Moria, Lesbos, mars 2019


* Le prénom a été modifié.

(1) Sur la réduction de l'existence à une série de morceaux de papiers, Papiers, sur ce blog, 27/02/2017.

(2) Faire l'économie du réel, sur ce blog, 03/04/2019.

(3) Voir le rapport de Médecins Sans Frontières, « Confronting the mental health emergency on Samos and Lesvos. Why the containment of asylum seekers on the Greek islands must end ». S'il date de 2017, la situation ne s'est en aucun cas améliorée, voire s'est fortement aggravée, notamment sur l'île de Samos, où plus de 4.000 personnes vivent dans et surtout autour d'un camp prévu pour 700 personnes.

(4) Voir le documentaire de France 24, « Migrants à Lesbos, la vie en suspens », 12/04/2019, 16'44.