lundi 3 juin 2019

Des bris d'histoires et des brins d'espoir



Un jour, en mars, il est 22h30. En une bourrasque faite de corps et de cris, un groupe de jeunes entre en trombe dans la clinique médicale, portant à bout de bras un gamin de 15 ans inconscient. Les spasmes qui l'agitent, auxquels succède l'hébétude la plus complète, font naître l'inquiétude sur chaque visage. L'imminence d'un danger presque vital semble poindre, tant l'état physique de celui que l'on a déposé là, sur un banc recouvert de bâches en plastique, est impressionnant. Ses paroles, quand il peut alors en prononcer quelques unes, sont elles aussi alarmantes – leur traduction, dans le brouhaha, parvient à nos oreilles : « Il va mourir, il va mourir ». Néanmoins, l'unique pronostic vital que l'on pourrait engager est celui de la persistance de l'espoir, parmi ces existences capturées aux frontières. Le jeune fait une crise d'angoisse, c'est son corps qui parle, exprime, crie. Des scènes comme celle-ci sont habituelles, et sont condamnées à se répéter inlassablement tant que des enfants, venus seuls ou ayant perdu leur famille en chemin, seront parqués dans des camps pendant des mois, sans soutien social et psychologique consistant.

A Moria, les « mineurs non accompagnés » sont placés dans les « Sections », espaces encadrés de grillages abritant de longues bâtisses en métal dont les chambres accueillent entre 15 et 20 jeunes. Si les conditions de vie qui y règnent sont bien supérieures au reste du camp, les gamins restent livrés à eux-mêmes. L'imbroglio de la situation est telle que l'on ne sait jamais vraiment qui est en charge de ceux-ci et à quel moment ; militaires, policiers, bénévoles internationaux.les, fonctionnaires grecs.ques piétinent, se renvoient les responsabilités. Cette organisation sibylline contraste avec l’incisive réalité. Notre clinique se trouvant à proximité immédiate des Sections, nous recevons quotidiennement des jeunes souffrant d'addictions, impliqués dans des combats, blessés, les bras scarifiés, corps pliés et visages fermés, vis-à-vis desquels nous n'avons aucune autre réponse qu'un moment d'écoute, une discussion, une tranche de rire arrachée au réel. L'unique psychologue qui leur est officiellement dédié est relativement absent, et a du être poussé à de multiples reprises par les ONG présentes pour réellement entamer son travail ; mais la relation de soin reste médiocre, et les jeunes préfèrent souvent s'en passer. Quelques personnes s'activent pour les aider, donnent de leur cœur et de leur temps ; quelques pépites d'humanité dans l'ombre froide d'un camp.

Ce soir de mars, après avoir été emmené à l'intérieur de la cabine médicale, le jeune a repris conscience de son environnement et a pu retourner dehors, dans l'espace d'attente de la clinique. Autour de lui, trois amis sont réunis. Sa tête repose sur les genoux de l'un deux, qui lui caresse les cheveux pour l'apaiser. Un autre lui tient la main, et lui parle doucement. Le dernier, celui qui parle le mieux anglais, se fait interprète et témoigne son inquiétude à l'équipe médicale – puis, il demande quoi faire. Il a 16 ans. Il vient d'Afghanistan, il est un rescapé d'une route dont on n'imagine que trop peu la violence, il est retenu entre des barbelés aux pourtours d'une Europe qui ne veut pas de lui, ses bras sont eux aussi striés de fines et parallèles cicatrices. Il demande quoi faire pour aider son ami, parce que cette nuit, il sait qu'il seront seuls pour prendre soin de lui. Ils finissent par sortir en le soutenant par les épaules, prévenants, doux, toujours inquiets. Une solidarité dont les mots ne peuvent décrire la beauté. 


Camp de Moria, Lesbos, mars 2019


Un jour, en avril, il est 21h. A la porte de la clinique, mon collègue m'appelle. « A French speaker is here ». L'homme en question a un visage doux, il est jeune, ses gestes sont lents, précautionneux. Il m'explique qu'il emmène avec lui des personnes qu'il « a trouvé ». Il s'écarte alors et apparaissent deux hommes et deux femmes. Les deux hommes ont le regard dans le vide, le visage inexpressif ; ils sont immobiles et dissociés du réel. L'une des femmes est recroquevillée, masquée sous une capuche ; l'autre tremble, promène un regard furtif et angoissé sur ce qui l'entoure, la foule, le bruit, l'agitation. Aucun.e ne répond à mes paroles ; seule la voix d'Armand*, qui les a accompagné.es ici, peut les atteindre. Il lui faut quelques minutes pour les faire entrer un à un dans la clinique, puis pour les faire asseoir. Il m'expose leurs noms, la langue qu'ils parlent et le pays d'où ils viennent. « J'ai regardé leur police paper, c'est comme cela que j'ai su leur nom » (1). Ils et elles viennent d'Afrique de l'Ouest, centrale et de l'Est. Leur souffrance transparaît dans chaque geste, ou dans chaque absence de gestes. Leur passé, qu'ils ont ensuite déroulé entre les murs de la cabine médicale, est une déchirure, une longue série de violence et de perte. Après ces consultations, deux médecins expérimenté.e.s ont fondu en larmes.

Nous avons vu passer, et revenir, tant de personnes dont de brutales fables dénaturent l'existence et le parcours, à travers les termes de « migrants économiques ». L'ignominie des mots transparaît avec plus de force encore à la vue de leur détresse (2). De manière plus générale, face à la situation psychologique alarmante d'une grande partie des habitant.e.s de Moria (3), les acteurs et actrices de terrain se retrouvent relativement désarmé.e.s. N'est présente qu'une dizaine de psychologues et psychiatres pour 5.500 personnes. Les chances de recevoir un soutien psychologique sont extrêmement minces, pour des personnes ayant souvent vécu ou été témoins de la guerre, de tortures, de violences sexuelles, d'emprisonnement abusif, de la mort de proches ou de persécutions. De nombreux enfants souffrent eux aussi de symptômes dépressifs, voire de PTSD (post-traumatic stress disorder, état de stress post-traumatique). Médecins Sans Frontières (MSF) a ainsi pu indiquer qu'à la fin de l'année 2018, 3 enfants avaient tenté de se suicider (4). Apprendre qu'une personne que l'on a reçue à la clinique dans un état de détresse profonde a pu avoir accès à une aide substantielle résonne avec une puissance indicible dans nos cœurs. Et, en revoyant un mois plus tard l'un des hommes de cette nuit-là, méconnaissable car ayant repris vie après avoir eu accès à une aide psychologique de la part de MSF, j'ai été inondée par une joie profonde.

Ce soir d'avril, sur un banc, alors qu'ils et elles attendent d’être reçues, conscient.e.s ou non de l'endroit où elles se trouvent – l'esprit déconnecté ou rattaché à un passé vivant – Armand s'agenouille successivement auprès d'eux et d'elles, prévenant, attentif, profondément et admirablement humain. Lui-même rescapé d'un monde déchiré, retenu dans un camp-frontière depuis des mois, il donne tout de lui pour des inconnu.e.s. Une main posée sur une épaule, des paroles réconfortantes, un prénom répété avec douceur pour tenter de renouer l'autre avec l'ici ; autant de gestes qui, dans l'univers du camp, prennent une dimension imposante et requièrent un courage bouleversant. Il est revenu plusieurs fois avec des personnes « trouvées », elles aussi, dans le camp, tout entier dédié à les rassurer, lorsqu'elles se trouvent imprégné.e.s d'un passé qui ne passe pas, pas encore : « Non, ici ce n'est pas la prison, c'est une clinique médicale, ils sont là pour t'aider, et je reste avec toi ». Une solidarité dont les mots ne peuvent décrire la force.



La survivance des solidarités, des rires, des complicités, des ponts jetés entre les un.e.s et les autres, du combat pour la liberté de circuler, de s'installer, de vivre, forme des lignes de fuite. Des possibles. Et de l'espoir.



Camp de Moria, Lesbos, mars 2019


* Le prénom a été modifié.

(1) Sur la réduction de l'existence à une série de morceaux de papiers, Papiers, sur ce blog, 27/02/2017.

(2) Faire l'économie du réel, sur ce blog, 03/04/2019.

(3) Voir le rapport de Médecins Sans Frontières, « Confronting the mental health emergency on Samos and Lesvos. Why the containment of asylum seekers on the Greek islands must end ». S'il date de 2017, la situation ne s'est en aucun cas améliorée, voire s'est fortement aggravée, notamment sur l'île de Samos, où plus de 4.000 personnes vivent dans et surtout autour d'un camp prévu pour 700 personnes.

(4) Voir le documentaire de France 24, « Migrants à Lesbos, la vie en suspens », 12/04/2019, 16'44.