dimanche 17 mars 2019

Le temps et les camps


Trois ans se sont écoulés depuis la signature de l'accord entre l'Union Européenne et la Turquie ayant transformé les îles égéennes en prisons à ciel ouvert (1). Lesbos, Chios, Samos, Kos et Leros, confettis grecs aux abords de la Turquie, étendent leurs barbelés et l'attente des personnes ayant franchi la mortelle Méditerranée pour rejoindre l'Europe.

Deux îles, Samos et Lesbos, deux ans entre mes incursions en ces frontières insulaires, et rien ne semble réellement différent. Les grandes lignes persistent, dures et glaciales : la permanence du précaire, l'incertitude, la mise à l'écart. La production des « indésirables » (2) se poursuit, inébranlable.

Un camp : celui de Moria, sur l'île de Lesbos. Celui-ci a pu recevoir, par le passé, les honneurs d'une mise en lumière médiatique relativement inédite. Des grappes de journalistes dépêchés sur place, des photos édifiantes, quelques témoignages rapidement retranscrits, une ou deux histoires brossées – et BBC pouvait aller jusqu'à lui décerner le titre de « pire camp de réfugiés sur terre » (3). L'acception est sans aucun doute fausse, dans la mesure où le traitement inhumain des migrant·e·s illégalisé·e·s (4) ne fait pas exception, et où un grand nombre de camps pourraient, à travers le monde, concourir à une telle compétition funeste et absurde. Mais s'il est aisé de rejeter avec véhémence le misérabilisme facile des médias dominants, brosser un tableau de Moria reste un défi, surtout lorsque l'on est, au jour le jour, plongée dans sa violente réalité. Celle-ci vous frappe au visage, au corps, au cœur. Il faut apprendre progressivement à démêler les fils, les énigmes, les turpitudes d'un espace de ségrégation et d'humiliation continue, dans lequel une multitude d'acteurs se côtoient, se chevauchent ou s'évitent. 


Camp de Moria, Lesbos, Grèce. © Tessa Kraan, 2019.


Entre 6.000 et 7.000 personnes sont confinées sur l'île de Lesbos, dont plus de 5.000 à Moria. Parmi eux, près de 2000 enfants, dont environ 400 sont isolé·e·s. Les barreaux cerclant le camp dessinent, comme à Samos, un symbole plus qu'un mur : le camp déborde, et des centaines de personnes vivent à ses abords, dans ce qui est appelé, comme à Calais ou ailleurs, la « Jungle ». Les similitudes perceptibles entre ces espaces d'exclusion à travers l'Europe ne sont pas qu'apparentes, elles indiquent une continuité : celle d'un « continuum des formes de confinement » (5) pour celles et ceux dont la migration est criminalisée. Mettre un pied en Europe signifie entrer dans un dédale de mise à l'écart systématisé.
Moria, comme les autres hotspots grecs, est alors un signal, un avertissement, une sentence : « c'est ainsi que vous serez traités », et ceci souvent pour des années, avant l'espoir d'une vie stable – ou la déportation. Le message, ou plutôt sa violence, est d'ailleurs relativement claire : surpopulation endémique et promiscuité, entassement de tentes et de préfabriqués, sanitaires et douches insalubres, coupures répétées d’électricité, nourriture pour laquelle il faut attendre, en ligne, des heures, quasi-absence d'accès à un soutien juridique, aide médicale et psychologique insuffisante.

A la précarité physique des corps répond une précarité psychologique intense, l'une et l'autre se nourrissant réciproquement. Les conditions matérielles d'existence déclenchent, aggravent et rendent difficilement supportables les troubles psychiques résultant d'un passé souvent teinté par la guerre, la violence, les tortures; tout autant que la vie dans le camp de Moria rend presque impossible le traitement effectif, et sur le long terme, de leurs symptômes. Quelques acteurs au sein d'ONG s'activent et s'épuisent, mais les places, le temps, les moyens manquent; et l'humanitaire n'est et ne restera qu'un palliatif éphémère et lacunaire, tant que les camps existeront. Dès lors, les cas d'insomnie chronique, d'état de stress post-traumatique (PTSD), de dépression, d’anxiété sévère souvent accompagnée de crises d'angoisses, d'auto-mutilations, sont monnaie courante, y compris chez les personnes mineures, et parfois chez de jeunes enfants.


Nous sortons de l'hiver. De la pluie glaciale, des nuits aux températures négatives passées sans chauffage, dans une tente battue par le vent égéen. Nous approchons de l'été, brûlant et suffoquant. Les saisons passent, charriant leurs épreuves, et les camps restent, et durent, durent indéfiniment.



(1) L’accord du 18 mars 2016 entre l’Union Européenne et la Turquie stipule que tous les migrants déboutés de l’asile par l’UE arrivés depuis la Turquie y seront renvoyés ; et que pour chaque réfugié Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien doit être relocalisé en Europe. Depuis l'entrée en vigueur de l'accord, plus de 1.800 ont été expulsées vers la Turquie (HCR), et des milliers d'autres arrêtés en mer par les garde-côtes turcs, beaucoup finissent alors directement en prison.  En contrepartie, l’UE s’est engagée à supprimer l’exigence de visas pour les citoyens turcs se rendant sur son territoire, ainsi qu’à verser 3 milliards d’euros aux autorités turques. 
(2) Agier, Michel, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, Paris, 2008.
(3) BBC News, "The worst refugee camp on earth", 28 août 2018, 13"51, Youtube.
(4) Nous utiliserons le terme d' « illégalisé-e » plutôt que celui d' « illégal-e », afin de souligner que la situation d'illégalité des personnes est le résultat d'un procédé de criminalisation de leurs parcours migratoires. Voir : « Introduction. Politiques d'irrégularisation », Migrations Société, vol. 171, n°1, 2018, p. 13-18.
(5) Sur ce concept, voir : Akoka, Karen et Clochard, Olivier, « Régime de confinement et gestion des migrations sur l’île de Chypre »,  L’Espace Politique, n°25, 2015.

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