lundi 6 février 2017

Toilet paper paradox


Pendant un mois, lâchée depuis la fenêtre où sont distribués les produits d'hygiène, la réponse fut la même : « Toilet paper, mafi ». Mafi, مافي, nous n'en avons plus. Quatre semaines sans papier toilette : l'histoire pourrait paraître anecdotique si elle ne se déroulait pas dans un camp de réfugiés. Mais elle est le révélateur du complexe kafkaïen dans lequel évoluent pêle-mêle réfugiés, bénévoles, agents d'ONG, envoyés du HCR ou de l'UE, employés d'entreprises privées (1), soldats et policiers. Coordonner les différents acteurs, négocier constamment avec la population locale, monter des projets éducatifs sur le long-terme demande un travail de longue haleine ; l'approvisionnement en produits de base, quant à lui, ne requiert qu'une faible logistique. Acheter du papier toilette, le transporter jusqu'au camp, le faire distribuer. La simplicité n'est pas apparente : elle est réelle. Mais elle se heurte à l'absurde complexité des circuits bureaucratiques, ainsi qu'aux constantes esquives de responsabilité de la part des autorités.


Tentons donc de brosser un tableau de l'ubuesque et de l'inertie. 
Une organisation est mandatée par l'Etat grec et reçoit un budget général afin de couvrir, pour plusieurs mois, divers besoins dans le camp – produits d'hygiène, lait en poudre pour bébé, vêtements, chaussures. L'absurde est que ce budget est indexé sur le nombre de personnes que le camp peut officiellement accueillir – à savoir 850 personnes- quand bien même il est absolument impossible d'ignorer que la surpopulation y est endémique. Si aujourd'hui autour d'un millier de personnes y vivent, il y a eu par le passé parfois plus 2300 réfugiés. Les autorités chargées de définir les budgets pour le camp savent donc parfaitement qu'ils seront insuffisants.
Pourtant, l'allocation de millions d'euros à la Grèce fut pour l'Union Européenne une sorte de palliatif à sa résistance acharnée à l'accueil des réfugiés. Laisser seules l'Italie et la Grèce, constamment faire peser sur elles la menace du règlement Dublin III, ne miser que sur l'aspect sécuritaire (2), mais prétendre s'impliquer pour un acceuil convenable en versant des liquidités. Seulement, une très large part de celles-ci restent aujourd'hui bloquées dans les méandres de la bureaucratie grecque. 
De la même manière, le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU, supposé garantir une sorte de relève en cas de situation d'urgence, est capable de mettre en place une machinerie procédurale folle lors d'une distribution de bouillottes (fiche d'identification personnelle pour chaque bouillotte, signature d'un document infantilisant, traduit dans toutes les langues parlées dans le camp, déchargeant le HCR de toute responsabilité en cas d'accident..), et, au même moment, de nous signifier qu'il lui est impossible de passer une commande de papier toilette. Et ceci, pendant un mois.

Nos alertes constantes quant aux manque de produits de premières nécessité se heurtent aux mêmes réponses : esquives rhétoriques, renvoi de responsabilités à une autre organisation, explications technocratiques insensées... Le choix que notre petite ONG (3) a du faire fut cornélien : il nous a fallu laisser la situation stagner afin de pousser les responsables à faire leur travail, quand bien même les réfugiés durent subir les conséquences de l'épuisement des stocks de produits dont ils ont besoin quotidiennement. Car à Samos comme ailleurs, grandes organisations, autorités locales et supranationales tendent continuellement à se reposer sur le travail fourni par les bénévoles, au lieu de remplir les missions dont elles sont chargées.
Après des semaines de pression, de rappels, de tractations, nous avons finalement pris la décision de passer nous-même commande. La situation ne pouvait plus être supportable.
Mais nous continuons, au jour le jour, et ce en plus de nos activités quotidiennes, de tenter de forcer les autorités incompétentes à s'impliquer et à prendre en charge un travail qui ne devrait pas incomber à une petite ONG de 20 personnes. Cela ne concerne pas uniquement le papier toilette - il n'est qu'un exemple édifiant de la façon dont la procrastination et l'inconséquence sont reines. Ci-joint, le mail percutant de l'un de nos coordinateurs, envoyés à toutes celles et tous ceux qui ne se rendent sûrement pas compte de ce que signifie l'absence de produits de première nécessité dans un camp.

Dear all,

More then a month ago we brought to the attention of everyone participating in the new General Coordination meeting format the continuous lack of toilet paper.
The lack of a low value, basic item such as toilet paper is the culmination of the many problems existing in the camp. Toilet paper is indispensable in an already precarious sanitary environment.
At that same meeting we recall Tim Randal suggesting to the relevant actors at the table to write to their respective central offices to address the big issues here. Over a month has passed, and whilst we have noticed very slow, small changes, there are still lots of basic needs unmet and still no toilet paper!
We’re at a point where many other basic items, aside from toilet paper, are running out; there is no shampoo, washing powder will be finished by the end of this week, there are not enough men shoes, etc.
We have pleaded so many times for bigger supplies of these basic items with no result. We’re now in a situation where we are facing the exasperation of people in the camp on a daily basis. In recent weeks, we have seen a significant decline in the number of people coming to our hygiene window, likely due to the fact that we have to refuse to so many the access to basic hygienic items: ‘Mafi toilet paper, mafi shampoo, mafi washing powder, mafi, mafi, mafi…’ The list is ever growing, as is the number of people leaving with their heads down, disappointed, frustrated, and losing faith on those who they have relied on to accommodate them.
In the face of such anguish and with no prospects of receiving any alternative supplies in the near future, Samos Volunteers decided to procure once again some of the needed items. Toilet paper is now available for distribution for 3 weeks to 1 month, and we are looking for suppliers of shampoo, washing powder and shoes.

Everyone should take a minute and reflect on the fact that a small group of volunteers with very limited funding is covering for a big part of the NFI needs for people in the camp. This is not a new thing; it has been happening for months now, despite the EU funding and increases in the number of staff and capacity of the agencies managing the camp. And please, do pass this information to your central offices, we are most curious to hear what they have to say.

Kind regards,
Bogdan Andrei – On behalf of Samos Volunteers Group

PS: Samos Volunteers welcomes any reimbursements. Please see attached invoice.

(1) Quel plaisir d'apercevoir les agents de la multinationale G4S et de l'agence de répression et de contrôle européenne Frontex, voir Déléguer pour mieux réprimer

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