mercredi 3 avril 2019

Faire l'économie du réel



« Parce qu'il implique inévitablement une aggravation continue des risques pris par les migrant·e·s, le contrôle aux frontières est en lui-même producteur de violence, et se doubles d'une entreprise de légitimation. […] Il s’agit d’expressions dont la seule énonciation a le pouvoir de formuler des jugements, d'attribuer des responsabilités, de proférer des accusations, permettant de rendre aisément descriptibles des événements complexes en les pourvoyant d'une signification à haute teneur morale. […]

[La] différenciation actuellement faite entre
migrants et réfugiés charrie des représentations des personnes qui vont bien au-delà d'ayant-droit auquel elles peuvent ou non prétendre. Ce qui confère sa robustesse à cette différenciation de deux statuts migratoires, c'est le contenu moral qui vient se superposer à la différence objective juridique. Elle évoque des motivations à la mobilité dont l'une est plus vertueuse que l'autre […].

L’opposition réfugié/migrant économique est devenu un élément essentiel d’une politique migratoire qui depuis 2015 a été de plus en plus clairement reconfigurée comme une entreprise de triage, qui s’est dotée de ses dispositifs de tri (les hotspots) et s’est saisie de cette catégorisation comme d’un outil de sélection [...]
 »

Jocelyne Streiff-Fénart (1)



Trier. En amont, en scindant l'Humanité par des visas, des papiers, des données biométriques, séparant celles et ceux qui prendront un avion, un ferry, un train, de celles et ceux qui se cacheront dans des convois, s'entasseront sur des canots pneumatiques, ou marcheront à l'ombre des radars.
Trier. En aval, sur quelques kilomètres carrés de terre, espaces-frontières, cerclés de grillages et de barbelés.

Dans les
hotspots grecs, l'attente du premier entretien, pour sa demande d'asile, s'étire : des dates sont données puis annulées, les espoirs flottent ou se diluent. Pour sortir d'ici, il faut avoir une histoire jugée consistante. M.S., un ami venu du Yémen, en parle ainsi : « Mon avocat était hyper content en lisant mon dossier. Il m'a demandé : « C'est vrai, c'est vrai tout ça ? ». Je lui ai dit que oui, j'ai rien inventé, et il m'a dit qu'alors ouais j'avais un dossier en béton ». Le passé des personnes vivant dans les camps doit former un rempart contre la prison et l'expulsion, rempart contre lequel les agents en charge de l'examen des demandes d'asile viendront gratter, afin d'y déceler des failles éventuelles, des ruses soupçonnées, des évitements suspects.
Traquer les mots, chercher les contradictions ou les provoquer. Forcer les mots, aussi, puisqu'au mépris de la difficulté de leur énonciation, toutes et tous doivent dire ce qui justifie leur présence dans l'Union Européenne, toujours déjà coupables d'être parvenu·e·s à s'immiscer entre les dispositifs de surveillance qu'elle a dressés sur leur route.

Pour certain·e·s, avant même l'exposition d'une histoire, surgit une autre forme de culpabilité anticipée, inscrite par d'autres sur leurs papiers : celle de non seulement franchir une frontière interdite, mais de le faire en étant né dans un pays préalablement constitué comme facteur négatif. Le racisme s'exprime sans gêne et de façon routinière à Moria, le camp en lui même est une institution raciste. Comme toute institution, il possède ses règles officieuses ; et l'une d'elle est de transmuer la nationalité de certain·e·s en présomption d'illégitimité. La séparation manichéenne et absurde tracée entre réfugiés potentiels et migrants dits économiques apparaît dès lors dans toute sa brutalité : les personnes venant du Pakistan, du Bangladesh, du Maghreb et de nombreux pays d'Afrique subsaharienne sont, dès leur arrivée, enfermées dans le centre de rétention à l'intérieur du camp. Les pays dont ils proviennent les rendent, aux yeux des autorités, déjà suspectes d'être venues pour des raisons condamnables, car « économiques ». La violence d'une mise en rétention arbitraire, souvent pour plusieurs mois, est donc toujours déjà justifiée.


Centre de rétention à l'intérieur du camp de Moria,  Lesbos, Grèce, mars 2019



Il ne s'agit néanmoins jamais, pour les autorités, de distinguer les réfugié·e·s des migrant·e·s dits économiques. Ces deux catégories ne sont que des abstractions absurdes, servant une logique de rejet général des populations indésirées. Celles-ci sont en définitive perçues comme un tout, une masse, ce que révèlent les étranges métaphores liquides souvent utilisées pour les décrire – « vagues », « flots », « afflux », « pression » migratoires, qu'il s'agirait dès lors d' « endiguer » (2). Dès lors, s'il existe de multiples outils de séparation (vrai·e·s/faux réfugié·e·s, personnes qualifiées de « vulnérables » ou non, etc.) menant à un traitement différencié, celui-ci reste, pour toutes et tous les migrant·e·s illégalisé·e·s, marqué par la violence. Dans la mesure où ils et elles sont collectivement constitué·e·s comme une menace, les camps, les interrogatoires, la brutalité policière, la surveillance constante, se trouvent excusés :

« Puisque les corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu'ils sont la source d'un danger, agents de toute violence possible, la violence qui s'exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et de l’État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse qu'elle est : elle est seconde, protectrice, défensive – une réaction, une réponse toujours déjà légitimée » (3)



Au sein de ce groupe homogénéisé, les personnes rejetées lors de la procédure de demande d'asile ne sont pas des migrant·e·s économiques, elles sont produites comme migrant·e·s économiques. Ils et elles sont construit·e·s comme les plus indésirables parmi les indésirables, et leur qualification d' « économiques » sert tout autant de justificatif au tri des êtres humains (il faudrait bien séparer le bon grain de l'ivraie) qu'à leur détention et à leur expulsion. Mais cette fabrication d'une figure fantasmatique dépasse largement le cadre des camps et des procédures d'asile – elle se déploie dans des discours, partout en Europe, relayés par une multitude d'acteurs médiatiques et politiques. Ces discours supposent des causes de départ uniformes, injustifiées, condamnables – « économiques ». 

Je ne désire en aucun cas participer à cette entreprise de classification des vies consistant à évaluer le droit de voyager et de s'installer ailleurs à l'aune des expériences vécues par les individus. Mais je tiens à relayer quelques éclats des histoires qui m'ont été transmises par des personnes qui sont immédiatement classifié·e·s, par ceux et celles qui croient savoir, comme « migrant·e·s économiques », parce qu'elles sont Noires et viennent du Togo, du Burkina Faso, de la République Démocratique du Congo ou du Cameroun. Ces récits m'ont frappé au cœur, au corps, et ont montré avec le plus de clarté possible la violence des mots « migrant·e·s économiques », de ces mots faisant l'économie du réel. Ces récits ont surgi là, au milieu du camp de Moria, dans une clinique médicale faite de préfabriqués, de grillages et de toiles du HCR, alors que je servais de traductrice pour des consultations. Ces récits ne sont qu'une infime part des expériences traumatiques avec lesquelles des milliers de personnes doivent composer dans un environnement précaire, hostile, violent, aux portes de l'Europe. Ces récits, ce sont ceux contant un passé marqué par la torture, la mort, les persécutions, par de multiples viols, par la fuite et le désespoir. Nous ne posons pas de questions, les mots arrivent. Les corps parlent aussi : traces de torture, douleurs chroniques, larmes. Mots et silences, langage du regard, des mains, des muscles.

La plupart des personnes qui ont déroulé ainsi leur histoire ne peuvent plus dormir, les cauchemars surgissent systématiquement, parfois même à l'état de veille, apparitions hallucinatoires, et les pensées se multiplient à la nuit tombée. Certain·e·s ne peuvent même plus fermer les yeux sans revivre, revoir, re-sentir, ce qu'ils et elles ont vécu. Pouvons-nous imaginer ce que signifie vivre sans pouvoir pouvoir fermer les yeux ?


 
"Jungle", à coté du camp de Moria, Lesbos, Grèce, mars 2019.



(1) Streiff-Fénart, Jocelyne, « Pour en finir avec la moralisation de la question migratoire », Mouvements, n°93/1, 2018.
(2) A ce sujet, voir : Bernardot, Marc, « Petit traité de navigation dans la langue migratoire », Multitudes, n°64, 2016.
(3) Dorlin, Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence, éditions La Découverte, « Zones », 2017, p13.