« Parce
qu'il implique inévitablement une aggravation continue des risques
pris par les migrant·e·s, le contrôle aux frontières est en
lui-même producteur de violence, et se doubles d'une entreprise de
légitimation. […] Il s’agit d’expressions dont la seule
énonciation a le pouvoir de formuler des jugements, d'attribuer des
responsabilités, de proférer des accusations, permettant de rendre
aisément descriptibles des événements complexes en les pourvoyant
d'une signification à haute teneur morale. […]
[La] différenciation actuellement faite entre migrants et réfugiés charrie des représentations des personnes qui vont bien au-delà d'ayant-droit auquel elles peuvent ou non prétendre. Ce qui confère sa robustesse à cette différenciation de deux statuts migratoires, c'est le contenu moral qui vient se superposer à la différence objective juridique. Elle évoque des motivations à la mobilité dont l'une est plus vertueuse que l'autre […].
L’opposition réfugié/migrant économique est devenu un élément essentiel d’une politique migratoire qui depuis 2015 a été de plus en plus clairement reconfigurée comme une entreprise de triage, qui s’est dotée de ses dispositifs de tri (les hotspots) et s’est saisie de cette catégorisation comme d’un outil de sélection [...] »
Jocelyne Streiff-Fénart (1)
Trier. En
amont, en scindant l'Humanité par des visas, des papiers, des
données biométriques, séparant celles et ceux qui prendront un
avion, un ferry, un train, de celles et ceux qui se cacheront dans
des convois, s'entasseront sur des canots pneumatiques, ou marcheront
à l'ombre des radars.
Trier. En
aval, sur quelques kilomètres carrés de terre, espaces-frontières,
cerclés de grillages et de barbelés.
Dans les hotspots grecs, l'attente du premier entretien, pour sa demande d'asile, s'étire : des dates sont données puis annulées, les espoirs flottent ou se diluent. Pour sortir d'ici, il faut avoir une histoire jugée consistante. M.S., un ami venu du Yémen, en parle ainsi : « Mon avocat était hyper content en lisant mon dossier. Il m'a demandé : « C'est vrai, c'est vrai tout ça ? ». Je lui ai dit que oui, j'ai rien inventé, et il m'a dit qu'alors ouais j'avais un dossier en béton ». Le passé des personnes vivant dans les camps doit former un rempart contre la prison et l'expulsion, rempart contre lequel les agents en charge de l'examen des demandes d'asile viendront gratter, afin d'y déceler des failles éventuelles, des ruses soupçonnées, des évitements suspects.
Traquer
les mots, chercher les contradictions ou les provoquer. Forcer les
mots, aussi, puisqu'au mépris de la difficulté de leur énonciation,
toutes et tous doivent dire
ce qui justifie leur présence dans l'Union Européenne, toujours
déjà coupables d'être parvenu·e·s à s'immiscer entre les
dispositifs de surveillance qu'elle a dressés sur leur route.
Pour
certain·e·s, avant même l'exposition d'une histoire, surgit
une autre forme de culpabilité anticipée, inscrite par d'autres sur
leurs papiers : celle de non seulement franchir une frontière
interdite, mais de le faire en étant né dans un pays préalablement
constitué comme facteur négatif. Le racisme s'exprime sans gêne et
de façon routinière à Moria, le camp en lui même est une
institution raciste. Comme toute institution, il possède ses règles
officieuses ; et l'une d'elle est de transmuer la nationalité
de certain·e·s en présomption
d'illégitimité. La séparation manichéenne et absurde tracée
entre réfugiés potentiels et migrants dits économiques apparaît
dès lors dans toute sa brutalité : les personnes venant du
Pakistan, du Bangladesh, du Maghreb et de nombreux pays d'Afrique
subsaharienne sont, dès leur arrivée, enfermées dans le centre de
rétention à l'intérieur du camp. Les pays dont ils proviennent les
rendent, aux yeux des autorités, déjà suspectes d'être venues
pour des raisons condamnables, car « économiques ». La
violence d'une mise en rétention arbitraire, souvent pour plusieurs
mois, est donc toujours déjà justifiée.
Centre de rétention à l'intérieur du camp de Moria, Lesbos, Grèce, mars 2019 |
Il ne s'agit néanmoins
jamais, pour les autorités, de distinguer les réfugié·e·s des
migrant·e·s dits économiques. Ces deux catégories ne sont que des
abstractions absurdes, servant une logique de rejet général
des populations indésirées. Celles-ci sont en définitive perçues
comme un tout, une masse, ce que révèlent les étranges métaphores
liquides souvent utilisées pour les décrire – « vagues »,
« flots », « afflux », « pression »
migratoires, qu'il s'agirait dès lors d' « endiguer »
(2). Dès lors, s'il existe de multiples outils de séparation
(vrai·e·s/faux réfugié·e·s, personnes
qualifiées de « vulnérables » ou non, etc.) menant à
un traitement différencié, celui-ci reste, pour toutes et tous les
migrant·e·s illégalisé·e·s, marqué par la violence. Dans la
mesure où ils et elles sont collectivement constitué·e·s comme
une menace, les camps, les interrogatoires, la brutalité policière,
la surveillance constante, se trouvent excusés :
« Puisque les
corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu'ils sont la source
d'un danger, agents de toute violence possible, la violence qui
s'exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et
de l’État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse
qu'elle est : elle est seconde, protectrice, défensive – une
réaction, une réponse toujours déjà légitimée » (3)
Au sein de ce groupe
homogénéisé, les personnes rejetées lors de la procédure de
demande d'asile ne sont pas des migrant·e·s économiques, elles
sont produites comme migrant·e·s économiques. Ils et elles
sont construit·e·s comme les plus indésirables parmi les
indésirables, et leur qualification d' « économiques »
sert tout autant de justificatif au tri des êtres humains (il
faudrait bien séparer le bon grain de l'ivraie) qu'à leur détention
et à leur expulsion. Mais cette fabrication d'une figure
fantasmatique dépasse largement le cadre des camps et des procédures
d'asile – elle se déploie dans des discours, partout en Europe,
relayés par une multitude d'acteurs médiatiques et politiques. Ces
discours supposent des causes de départ uniformes, injustifiées,
condamnables – « économiques ».
Je ne désire en aucun
cas participer à cette entreprise de classification des vies
consistant à évaluer le droit de voyager et de s'installer ailleurs
à l'aune des expériences vécues par les individus. Mais je tiens à
relayer quelques éclats des histoires qui m'ont été transmises
par des personnes qui sont
immédiatement classifié·e·s, par ceux et celles qui croient
savoir, comme « migrant·e·s économiques », parce
qu'elles sont Noires et viennent du Togo, du Burkina Faso, de la
République Démocratique du Congo ou du Cameroun. Ces récits m'ont
frappé au cœur, au corps, et ont montré avec le plus de clarté
possible la violence des mots « migrant·e·s économiques »,
de ces mots faisant l'économie
du réel. Ces récits
ont surgi là, au milieu du camp de Moria, dans une clinique médicale
faite de préfabriqués, de grillages et de toiles du HCR, alors que
je servais de traductrice pour des consultations. Ces récits ne sont
qu'une infime part des expériences traumatiques avec lesquelles des
milliers de personnes doivent composer dans un environnement
précaire, hostile, violent, aux portes de l'Europe. Ces récits, ce
sont ceux contant un passé marqué par la torture, la mort, les
persécutions, par de multiples viols, par la fuite et le désespoir.
Nous ne posons pas de questions, les mots arrivent. Les corps parlent aussi : traces de torture, douleurs
chroniques, larmes. Mots et silences, langage du regard, des mains,
des muscles.
La
plupart des personnes qui ont déroulé ainsi leur histoire ne
peuvent plus dormir, les cauchemars surgissent systématiquement,
parfois même à l'état de veille, apparitions hallucinatoires, et les pensées se multiplient à la
nuit tombée. Certain·e·s ne peuvent même plus fermer les
yeux sans revivre, revoir, re-sentir, ce qu'ils et elles ont vécu.
Pouvons-nous imaginer ce que signifie vivre sans pouvoir pouvoir
fermer les yeux ?
"Jungle", à coté du camp de Moria, Lesbos, Grèce, mars 2019. |
(1)
Streiff-Fénart, Jocelyne, « Pour en finir avec la moralisation
de la question migratoire », Mouvements, n°93/1, 2018.
(2)
A ce sujet, voir : Bernardot, Marc, « Petit traité de
navigation dans la langue migratoire », Multitudes,
n°64, 2016.
(3)
Dorlin, Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence,
éditions La Découverte, « Zones », 2017, p13.