dimanche 1 décembre 2019

Les frontières se resserent


Les annonces tonitruantes captées par les micros et les caméras ont semé des germes de doutes et de craintes sur les îles de l’Égée. Le nouveau gouvernement grec de droite enchaîne les déclarations, irréalisables ou irresponsables, toutes glaçantes. Dans un premier temps, une pluie de chiffres s'est abattue : 30.000 demandeurs et demandeuses d'asile seraient transférés vers les terres continentales avant la fin de l'année, nombre qu'un énième revirement a abaissé à 20.000. Nombre également accompagné d'un autre, brutal : 10.000 personnes seraient parallèlement déportées.
Des années de stagnation et d'improvisation, des services d'asile et leur appui européen débordés, l'état critique des relations entre l'Union Européenne et la Turquie, l'arrivée de milliers de personnes chaque semaine sur les îles (1), beaucoup d'éléments laissent dubitatif quant à la réalisation effective de ces projets aux contours de coups d'éclat.

Mais un dernier, de coup d'éclat, ou de coup à l'estomac, s'est abattu il y a une semaine : les camps de Lesbos, Chios et Samos laisseraient bientôt place à des centres de détention (2). La multiplication des camps comme institutions répressives de tri et de mise à l'écart des exilés a toujours trouvé son prolongement logique dans les centres de détention, les prisons, les cellules de commissariat, de ports, d'aéroports. (3). De multiples dénominations viennent recouvrir ces espaces d'enfermement – pour ceux prévus sur les îles orientales de leur pays, les membres du gouvernement grec ont opté pour celle de « centres fermés de pré-renvoi ». Lors d'une réunion entre les acteurs de santé du camp de Lesbos, un médecin grec d'une agence étatique jonglait difficilement avec cette paraphrase absconse forgée par les autorités  : « Donc ce sera oui un centre, un nouveau centre, qui ne sera pas ouvert, enfin les personnes ne pourront pas entrer et sortir comme ça, un centre qui sera euh.. fermé.. » ; avant d'être interrompu par un membre d'une ONG : « Donc, un centre de détention ».

Tous les acteurs de terrains, qu'ils soient dépendants ou non de l’État, paraissent désemparés. Les décisions semblent avoir été prises d'en haut, sans concertation, et surtout sans connaissance de la réalité aux frontières. Près de 40.000 personnes y vivent désormais, l’écrasante majorité dans des tentes fragiles, les uns contre les autres, dans et aux abords de camps surpeuplés, dont la capacité officielle totale avoisine à peine 6.000 places. Les fortes pluies arrivent avec l'hiver. Elles signifient retrouver sa tente inondée, naviguer entre les immenses flaques mêlant boue et eaux usées, dormir dans des couvertures et des vêtements humides alors que les températures chutent et que l'eau chaude, pour les douches, est une exception.


Camp Vial, Chios, Grèce, novembre 2019

Les autorités ne se soucient guère des effroyables conditions de vie dans les camps des îles grecques ; l'objectif est de repousser le plus grand nombre possible de personnes en dehors des frontières. En définitive, dans un contexte où aucune solution d'ampleur, autre que répressive, n'est envisagée au niveau européen, et où certains premiers rendez-vous pour les procédures d'asile sont fixés en 2021, 2022 voire 2023, l'accélération de leur traitement – avec l'objectif de réduire au maximum le nombre de personnes acceptées – passera et passe déjà par des mesures non seulement inhumaines, mais illégales.

De nombreux témoignages font état de refoulements aux frontières terrestres avec la Turquie, accompagnés de violence, de vol et de mauvais traitements (4).
Des dizaines d'autres, entendus ici, ajoutent à la longue liste de déni des droits humains (à l'éducation, aux soins, à un logement décent, à une information et un soutien juridiques), ceux auxquels devraient avoir accès les enfants venus seuls à Lesbos. Puisqu'il est embarrassant d'avoir plus de 1200 mineurs non accompagnés sans logement en Grèce, vivant dehors en plein hiver (5), chiffre que nous pensons d'ailleurs sous-estimé, étant donné que des sources sur le terrain estiment à plus de 600 les gosses seuls rien que dans la Jungle à coté de Moria, il s'agit de faire disparaître les enfants en tant qu'enfants. Certains d'entre eux, bien qu'ayant affirmé être âgé de 15 ou de 16 ans ont été désignés de façon discrétionnaire comme adultes par les médecins du camp, lors de leur enregistrement, comme le raconte M.R, arrivé il y a un mois : « Ils ont écrit 2001, mais moi je leur ai dit "C'est 2003, c'est 2003, j'ai 16 ans". Ils m'ont répondu "Prouvez-le alors" ».
Récemment, 28 migrants venant de pays d'Afrique subsaharienne, emprisonnés dès leur arrivée dans le centre de détention à l'intérieur du camp de Moria, ont été débouté de l'asile sans avoir passé d'entretien. La raison évoquée par l'office régional de l'asile de Lesbos – l'impossibilité de trouver des interprètes – est non seulement contraire aux lois européennes, mais également profondément cynique, dans la mesure où certains d'entre eux parlent.. le portugais. (6)


Le déni des droits s'accompagne d'un déni des lois, et ce de plus en plus ouvertement. La création de centres de détention sur les îles de Lesbos, Samos et Chios fermerait encore un peu plus la porte de l'Europe à celles et ceux fuyant la misère, la guerre, la violence, et ouvrira plus grande encore celle de leur traitement illégal et inhumain. H., demandeur d'asile irakien enfermé plusieurs mois en centre de détention, parle en ces termes de l'enfermement, qui menace des milliers de femmes, d'enfants et d'hommes sur la route de l'exil : « En prison, ils te prennent tout, tout ce que tu as d'humain. Ils veulent que tu ne sois plus un être humain ».



Tessa Kraan, Camp de Moria, Lesbos, octobre 2019


(1) Se référer aux chiffres de l'ONG Aegean Boat Report, qui croise données officielles et de terrain : https://aegeanboatreport.com/


(3) Pillant, Laurence et Tassin, Louise, « Lesbos, l'île au grillages. Migrations et enfermement à la frontière gréco-turque », Cultures & Conflits, n°99-100, 2015.

(4) Mobile Info Team, « Illegal Pushbacks in Evros: Evidence of Human Rights Abuses at the Greece/Turkey Border », Annual Report 2018/19, novembre 2019.

(6) Legal Center Lesvos et al., Press Release, 25 novembre 2019.

jeudi 3 octobre 2019

Ni des nombres ni des ombres


Lors d'un premier retour aux frontières égéennes, j'ai écrit sur la permanence (1). Celle des camps, des balafres en barbelés, et de la violence exercée contre celles et ceux que l'on maintient en suspens au dessus de décisions opaques. Mais comment trouver les mots quand le permanent non seulement s'étire, mais évolue en pire ?

Depuis que je suis arrivée à Lesbos, il y a 10 jours, les morts se sont enchaînées. Un petit garçon de 5 ans écrasé par un camion sur l'interminable route reliant Moria à Mytilène, un enfant cherchant comme des milliers d'autres quelques recoins pour jouer, loin des tentes entassées. Cinq femmes et deux enfants noyé.e.s à quelques kilomètres de là, au large de l'île de Chios, après un naufrage de plus. Une femme et son nourrisson, pris.e.s dans les flammes dévorant le plastique et le préfabriqué amoncelés à la hâte dans le camp de Moria.
10 mort.e.s en 10 jours, 13.000 personnes dans un camp prévu pour 3.000 ; des disparitions effectives ou symboliques, de la vie et de la vue. Mais si l'on s'en tient aux nombres, nous peignons des ombres.


DR, camp de Moria, 29 septembre 2019

Depuis l'incendie survenu à Moria, dimanche 29 septembre, caméras, micros et appareils photos ont afflué sur l'île. Il fallait peindre en quelques heures ce qui persiste depuis des années. Paragraphes et palabres approximatifs ont bientôt été étalés. Comme le feu, le crépitement des flashs sera passager. Il se révèle parfois tout aussi meurtrier quand, voguant à la lumière des suppositions, des journalistes écrivent que des réfugié.e.s ont allumé eux-même le brasier, ou encore que les policiers n'ont pas eu d'autres choix que de faire usage de gaz lacrymogène puisqu'une « émeute » aurait éclaté, alors que les nuages chimiques prenant la suite de ceux de l'incendie n'ont servi qu'à éteindre dès les premières heures les voix que l'Europe souhaiterait asphyxier.
La première mesure prise par le gouvernement grec au soir de ce dimanche de deuil a été d'envoyer en urgence à Lesbos trois escadrons de CRS locaux (MAT) par avion de guerre depuis Athènes. Lorsque l'on sait qu'il faut des mois voire des années pour que les demandeuses et demandeurs d'asile puissent quitter les camps surpeuplés des îles orientales de la Grèce, et que l'hiver approche, tandis que des milliers de personnes y dorment dans des tentes fragiles ou à même le sol, l'ironie est amère.

Les ombres restent présentes, celles que l'on a pas le temps de dissiper lorsque l'on doit rapporter en quelques lignes un événement que l'on conçoit comme singulier, hors de l'espace dans lequel il se déploie, un événement que l'on dépeint événement et rien d'autre, que l'on peut certes décliner en paraphrases tragiques – incendies meurtrier, tragique incident – mais que l'on se retient de penser pour ce qu'il est : la conséquence de choix. La mort aux frontières n'est jamais de l'ordre du fortuit, elle est construite comme technique, comme geste politique.
Fermer les frontières est en soi un acte violent, puisqu'il ne peut se réaliser que par la violence : multiplication des contrôles policiers, des patrouilles de bottes et des vols de drones, fichage généralisé des voyageurs et voyageuses indésiré.e.s, enfermement et mise à l'écart, déportation.


Giorgos Moutafis/Reuters, camp de Moria, 29 septembre 2019

La violence ne s'exerce pas contre des ombres, ni contre des nombres. Elle est celle de deux coups de téléphone donnés à un jeune homme, arrivé depuis déjà un an, l'un pour dire que son premier entretien pour sa demande d'asile se tiendra dans deux jours, et l'autre, le lendemain, pour lui annoncer qu'il se tiendra finalement un an et demi plus tard. Elle est celle vécue par une jeune femme dormant à même le sol, son enfant dans les bras, à coté de dizaines de personnes le long des grilles du camp, et qu'un coup de bottes réveille à l'aube. Elle est celle d'un jeune de 19 ans, échappé de la guerre, qui vient de perdre sa petite sœur dans le naufrage de son embarcation quelques jours plus tôt, et dont la tentative de mettre fin à ses jours, une poignées de minutes plus tôt, ne justifie par aux yeux des policiers l'appel d'une ambulance, car ce n'est pas « une urgence ». Il n'existe plus, en définitive, d'urgence, puisque la mort est acceptée comme technique politique.

Alors, contre l'acceptation de inacceptable, des poings sont brandis en l'air. Des paroles s'élèvent, des corps se soulèvent. Le lundi et le mardi qui ont suivi l'incendie, des centaines de résident.e.s du camp ont manifesté. En plusieurs langues, les revendications de liberté de circulation, de la fin des camps-prisons des îles grecques, du droit pour toutes et tous de vivre en paix et dignement, ont éclaté dans l'atmosphère. Les uniformes ont empêché la marche de se poursuivre jusqu'à la capitale de Lesbos, de quitter le périmètre des ombres. Mais la lutte se poursuivra. Mais la lutte vivra.


(1) « Le temps et les camps », 17 mars 2019, sur ce blog.

lundi 3 juin 2019

Des bris d'histoires et des brins d'espoir



Un jour, en mars, il est 22h30. En une bourrasque faite de corps et de cris, un groupe de jeunes entre en trombe dans la clinique médicale, portant à bout de bras un gamin de 15 ans inconscient. Les spasmes qui l'agitent, auxquels succède l'hébétude la plus complète, font naître l'inquiétude sur chaque visage. L'imminence d'un danger presque vital semble poindre, tant l'état physique de celui que l'on a déposé là, sur un banc recouvert de bâches en plastique, est impressionnant. Ses paroles, quand il peut alors en prononcer quelques unes, sont elles aussi alarmantes – leur traduction, dans le brouhaha, parvient à nos oreilles : « Il va mourir, il va mourir ». Néanmoins, l'unique pronostic vital que l'on pourrait engager est celui de la persistance de l'espoir, parmi ces existences capturées aux frontières. Le jeune fait une crise d'angoisse, c'est son corps qui parle, exprime, crie. Des scènes comme celle-ci sont habituelles, et sont condamnées à se répéter inlassablement tant que des enfants, venus seuls ou ayant perdu leur famille en chemin, seront parqués dans des camps pendant des mois, sans soutien social et psychologique consistant.

A Moria, les « mineurs non accompagnés » sont placés dans les « Sections », espaces encadrés de grillages abritant de longues bâtisses en métal dont les chambres accueillent entre 15 et 20 jeunes. Si les conditions de vie qui y règnent sont bien supérieures au reste du camp, les gamins restent livrés à eux-mêmes. L'imbroglio de la situation est telle que l'on ne sait jamais vraiment qui est en charge de ceux-ci et à quel moment ; militaires, policiers, bénévoles internationaux.les, fonctionnaires grecs.ques piétinent, se renvoient les responsabilités. Cette organisation sibylline contraste avec l’incisive réalité. Notre clinique se trouvant à proximité immédiate des Sections, nous recevons quotidiennement des jeunes souffrant d'addictions, impliqués dans des combats, blessés, les bras scarifiés, corps pliés et visages fermés, vis-à-vis desquels nous n'avons aucune autre réponse qu'un moment d'écoute, une discussion, une tranche de rire arrachée au réel. L'unique psychologue qui leur est officiellement dédié est relativement absent, et a du être poussé à de multiples reprises par les ONG présentes pour réellement entamer son travail ; mais la relation de soin reste médiocre, et les jeunes préfèrent souvent s'en passer. Quelques personnes s'activent pour les aider, donnent de leur cœur et de leur temps ; quelques pépites d'humanité dans l'ombre froide d'un camp.

Ce soir de mars, après avoir été emmené à l'intérieur de la cabine médicale, le jeune a repris conscience de son environnement et a pu retourner dehors, dans l'espace d'attente de la clinique. Autour de lui, trois amis sont réunis. Sa tête repose sur les genoux de l'un deux, qui lui caresse les cheveux pour l'apaiser. Un autre lui tient la main, et lui parle doucement. Le dernier, celui qui parle le mieux anglais, se fait interprète et témoigne son inquiétude à l'équipe médicale – puis, il demande quoi faire. Il a 16 ans. Il vient d'Afghanistan, il est un rescapé d'une route dont on n'imagine que trop peu la violence, il est retenu entre des barbelés aux pourtours d'une Europe qui ne veut pas de lui, ses bras sont eux aussi striés de fines et parallèles cicatrices. Il demande quoi faire pour aider son ami, parce que cette nuit, il sait qu'il seront seuls pour prendre soin de lui. Ils finissent par sortir en le soutenant par les épaules, prévenants, doux, toujours inquiets. Une solidarité dont les mots ne peuvent décrire la beauté. 


Camp de Moria, Lesbos, mars 2019


Un jour, en avril, il est 21h. A la porte de la clinique, mon collègue m'appelle. « A French speaker is here ». L'homme en question a un visage doux, il est jeune, ses gestes sont lents, précautionneux. Il m'explique qu'il emmène avec lui des personnes qu'il « a trouvé ». Il s'écarte alors et apparaissent deux hommes et deux femmes. Les deux hommes ont le regard dans le vide, le visage inexpressif ; ils sont immobiles et dissociés du réel. L'une des femmes est recroquevillée, masquée sous une capuche ; l'autre tremble, promène un regard furtif et angoissé sur ce qui l'entoure, la foule, le bruit, l'agitation. Aucun.e ne répond à mes paroles ; seule la voix d'Armand*, qui les a accompagné.es ici, peut les atteindre. Il lui faut quelques minutes pour les faire entrer un à un dans la clinique, puis pour les faire asseoir. Il m'expose leurs noms, la langue qu'ils parlent et le pays d'où ils viennent. « J'ai regardé leur police paper, c'est comme cela que j'ai su leur nom » (1). Ils et elles viennent d'Afrique de l'Ouest, centrale et de l'Est. Leur souffrance transparaît dans chaque geste, ou dans chaque absence de gestes. Leur passé, qu'ils ont ensuite déroulé entre les murs de la cabine médicale, est une déchirure, une longue série de violence et de perte. Après ces consultations, deux médecins expérimenté.e.s ont fondu en larmes.

Nous avons vu passer, et revenir, tant de personnes dont de brutales fables dénaturent l'existence et le parcours, à travers les termes de « migrants économiques ». L'ignominie des mots transparaît avec plus de force encore à la vue de leur détresse (2). De manière plus générale, face à la situation psychologique alarmante d'une grande partie des habitant.e.s de Moria (3), les acteurs et actrices de terrain se retrouvent relativement désarmé.e.s. N'est présente qu'une dizaine de psychologues et psychiatres pour 5.500 personnes. Les chances de recevoir un soutien psychologique sont extrêmement minces, pour des personnes ayant souvent vécu ou été témoins de la guerre, de tortures, de violences sexuelles, d'emprisonnement abusif, de la mort de proches ou de persécutions. De nombreux enfants souffrent eux aussi de symptômes dépressifs, voire de PTSD (post-traumatic stress disorder, état de stress post-traumatique). Médecins Sans Frontières (MSF) a ainsi pu indiquer qu'à la fin de l'année 2018, 3 enfants avaient tenté de se suicider (4). Apprendre qu'une personne que l'on a reçue à la clinique dans un état de détresse profonde a pu avoir accès à une aide substantielle résonne avec une puissance indicible dans nos cœurs. Et, en revoyant un mois plus tard l'un des hommes de cette nuit-là, méconnaissable car ayant repris vie après avoir eu accès à une aide psychologique de la part de MSF, j'ai été inondée par une joie profonde.

Ce soir d'avril, sur un banc, alors qu'ils et elles attendent d’être reçues, conscient.e.s ou non de l'endroit où elles se trouvent – l'esprit déconnecté ou rattaché à un passé vivant – Armand s'agenouille successivement auprès d'eux et d'elles, prévenant, attentif, profondément et admirablement humain. Lui-même rescapé d'un monde déchiré, retenu dans un camp-frontière depuis des mois, il donne tout de lui pour des inconnu.e.s. Une main posée sur une épaule, des paroles réconfortantes, un prénom répété avec douceur pour tenter de renouer l'autre avec l'ici ; autant de gestes qui, dans l'univers du camp, prennent une dimension imposante et requièrent un courage bouleversant. Il est revenu plusieurs fois avec des personnes « trouvées », elles aussi, dans le camp, tout entier dédié à les rassurer, lorsqu'elles se trouvent imprégné.e.s d'un passé qui ne passe pas, pas encore : « Non, ici ce n'est pas la prison, c'est une clinique médicale, ils sont là pour t'aider, et je reste avec toi ». Une solidarité dont les mots ne peuvent décrire la force.



La survivance des solidarités, des rires, des complicités, des ponts jetés entre les un.e.s et les autres, du combat pour la liberté de circuler, de s'installer, de vivre, forme des lignes de fuite. Des possibles. Et de l'espoir.



Camp de Moria, Lesbos, mars 2019


* Le prénom a été modifié.

(1) Sur la réduction de l'existence à une série de morceaux de papiers, Papiers, sur ce blog, 27/02/2017.

(2) Faire l'économie du réel, sur ce blog, 03/04/2019.

(3) Voir le rapport de Médecins Sans Frontières, « Confronting the mental health emergency on Samos and Lesvos. Why the containment of asylum seekers on the Greek islands must end ». S'il date de 2017, la situation ne s'est en aucun cas améliorée, voire s'est fortement aggravée, notamment sur l'île de Samos, où plus de 4.000 personnes vivent dans et surtout autour d'un camp prévu pour 700 personnes.

(4) Voir le documentaire de France 24, « Migrants à Lesbos, la vie en suspens », 12/04/2019, 16'44.



mercredi 3 avril 2019

Faire l'économie du réel



« Parce qu'il implique inévitablement une aggravation continue des risques pris par les migrant·e·s, le contrôle aux frontières est en lui-même producteur de violence, et se doubles d'une entreprise de légitimation. […] Il s’agit d’expressions dont la seule énonciation a le pouvoir de formuler des jugements, d'attribuer des responsabilités, de proférer des accusations, permettant de rendre aisément descriptibles des événements complexes en les pourvoyant d'une signification à haute teneur morale. […]

[La] différenciation actuellement faite entre
migrants et réfugiés charrie des représentations des personnes qui vont bien au-delà d'ayant-droit auquel elles peuvent ou non prétendre. Ce qui confère sa robustesse à cette différenciation de deux statuts migratoires, c'est le contenu moral qui vient se superposer à la différence objective juridique. Elle évoque des motivations à la mobilité dont l'une est plus vertueuse que l'autre […].

L’opposition réfugié/migrant économique est devenu un élément essentiel d’une politique migratoire qui depuis 2015 a été de plus en plus clairement reconfigurée comme une entreprise de triage, qui s’est dotée de ses dispositifs de tri (les hotspots) et s’est saisie de cette catégorisation comme d’un outil de sélection [...]
 »

Jocelyne Streiff-Fénart (1)



Trier. En amont, en scindant l'Humanité par des visas, des papiers, des données biométriques, séparant celles et ceux qui prendront un avion, un ferry, un train, de celles et ceux qui se cacheront dans des convois, s'entasseront sur des canots pneumatiques, ou marcheront à l'ombre des radars.
Trier. En aval, sur quelques kilomètres carrés de terre, espaces-frontières, cerclés de grillages et de barbelés.

Dans les
hotspots grecs, l'attente du premier entretien, pour sa demande d'asile, s'étire : des dates sont données puis annulées, les espoirs flottent ou se diluent. Pour sortir d'ici, il faut avoir une histoire jugée consistante. M.S., un ami venu du Yémen, en parle ainsi : « Mon avocat était hyper content en lisant mon dossier. Il m'a demandé : « C'est vrai, c'est vrai tout ça ? ». Je lui ai dit que oui, j'ai rien inventé, et il m'a dit qu'alors ouais j'avais un dossier en béton ». Le passé des personnes vivant dans les camps doit former un rempart contre la prison et l'expulsion, rempart contre lequel les agents en charge de l'examen des demandes d'asile viendront gratter, afin d'y déceler des failles éventuelles, des ruses soupçonnées, des évitements suspects.
Traquer les mots, chercher les contradictions ou les provoquer. Forcer les mots, aussi, puisqu'au mépris de la difficulté de leur énonciation, toutes et tous doivent dire ce qui justifie leur présence dans l'Union Européenne, toujours déjà coupables d'être parvenu·e·s à s'immiscer entre les dispositifs de surveillance qu'elle a dressés sur leur route.

Pour certain·e·s, avant même l'exposition d'une histoire, surgit une autre forme de culpabilité anticipée, inscrite par d'autres sur leurs papiers : celle de non seulement franchir une frontière interdite, mais de le faire en étant né dans un pays préalablement constitué comme facteur négatif. Le racisme s'exprime sans gêne et de façon routinière à Moria, le camp en lui même est une institution raciste. Comme toute institution, il possède ses règles officieuses ; et l'une d'elle est de transmuer la nationalité de certain·e·s en présomption d'illégitimité. La séparation manichéenne et absurde tracée entre réfugiés potentiels et migrants dits économiques apparaît dès lors dans toute sa brutalité : les personnes venant du Pakistan, du Bangladesh, du Maghreb et de nombreux pays d'Afrique subsaharienne sont, dès leur arrivée, enfermées dans le centre de rétention à l'intérieur du camp. Les pays dont ils proviennent les rendent, aux yeux des autorités, déjà suspectes d'être venues pour des raisons condamnables, car « économiques ». La violence d'une mise en rétention arbitraire, souvent pour plusieurs mois, est donc toujours déjà justifiée.


Centre de rétention à l'intérieur du camp de Moria,  Lesbos, Grèce, mars 2019



Il ne s'agit néanmoins jamais, pour les autorités, de distinguer les réfugié·e·s des migrant·e·s dits économiques. Ces deux catégories ne sont que des abstractions absurdes, servant une logique de rejet général des populations indésirées. Celles-ci sont en définitive perçues comme un tout, une masse, ce que révèlent les étranges métaphores liquides souvent utilisées pour les décrire – « vagues », « flots », « afflux », « pression » migratoires, qu'il s'agirait dès lors d' « endiguer » (2). Dès lors, s'il existe de multiples outils de séparation (vrai·e·s/faux réfugié·e·s, personnes qualifiées de « vulnérables » ou non, etc.) menant à un traitement différencié, celui-ci reste, pour toutes et tous les migrant·e·s illégalisé·e·s, marqué par la violence. Dans la mesure où ils et elles sont collectivement constitué·e·s comme une menace, les camps, les interrogatoires, la brutalité policière, la surveillance constante, se trouvent excusés :

« Puisque les corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu'ils sont la source d'un danger, agents de toute violence possible, la violence qui s'exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et de l’État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse qu'elle est : elle est seconde, protectrice, défensive – une réaction, une réponse toujours déjà légitimée » (3)



Au sein de ce groupe homogénéisé, les personnes rejetées lors de la procédure de demande d'asile ne sont pas des migrant·e·s économiques, elles sont produites comme migrant·e·s économiques. Ils et elles sont construit·e·s comme les plus indésirables parmi les indésirables, et leur qualification d' « économiques » sert tout autant de justificatif au tri des êtres humains (il faudrait bien séparer le bon grain de l'ivraie) qu'à leur détention et à leur expulsion. Mais cette fabrication d'une figure fantasmatique dépasse largement le cadre des camps et des procédures d'asile – elle se déploie dans des discours, partout en Europe, relayés par une multitude d'acteurs médiatiques et politiques. Ces discours supposent des causes de départ uniformes, injustifiées, condamnables – « économiques ». 

Je ne désire en aucun cas participer à cette entreprise de classification des vies consistant à évaluer le droit de voyager et de s'installer ailleurs à l'aune des expériences vécues par les individus. Mais je tiens à relayer quelques éclats des histoires qui m'ont été transmises par des personnes qui sont immédiatement classifié·e·s, par ceux et celles qui croient savoir, comme « migrant·e·s économiques », parce qu'elles sont Noires et viennent du Togo, du Burkina Faso, de la République Démocratique du Congo ou du Cameroun. Ces récits m'ont frappé au cœur, au corps, et ont montré avec le plus de clarté possible la violence des mots « migrant·e·s économiques », de ces mots faisant l'économie du réel. Ces récits ont surgi là, au milieu du camp de Moria, dans une clinique médicale faite de préfabriqués, de grillages et de toiles du HCR, alors que je servais de traductrice pour des consultations. Ces récits ne sont qu'une infime part des expériences traumatiques avec lesquelles des milliers de personnes doivent composer dans un environnement précaire, hostile, violent, aux portes de l'Europe. Ces récits, ce sont ceux contant un passé marqué par la torture, la mort, les persécutions, par de multiples viols, par la fuite et le désespoir. Nous ne posons pas de questions, les mots arrivent. Les corps parlent aussi : traces de torture, douleurs chroniques, larmes. Mots et silences, langage du regard, des mains, des muscles.

La plupart des personnes qui ont déroulé ainsi leur histoire ne peuvent plus dormir, les cauchemars surgissent systématiquement, parfois même à l'état de veille, apparitions hallucinatoires, et les pensées se multiplient à la nuit tombée. Certain·e·s ne peuvent même plus fermer les yeux sans revivre, revoir, re-sentir, ce qu'ils et elles ont vécu. Pouvons-nous imaginer ce que signifie vivre sans pouvoir pouvoir fermer les yeux ?


 
"Jungle", à coté du camp de Moria, Lesbos, Grèce, mars 2019.



(1) Streiff-Fénart, Jocelyne, « Pour en finir avec la moralisation de la question migratoire », Mouvements, n°93/1, 2018.
(2) A ce sujet, voir : Bernardot, Marc, « Petit traité de navigation dans la langue migratoire », Multitudes, n°64, 2016.
(3) Dorlin, Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence, éditions La Découverte, « Zones », 2017, p13.

dimanche 17 mars 2019

Le temps et les camps


Trois ans se sont écoulés depuis la signature de l'accord entre l'Union Européenne et la Turquie ayant transformé les îles égéennes en prisons à ciel ouvert (1). Lesbos, Chios, Samos, Kos et Leros, confettis grecs aux abords de la Turquie, étendent leurs barbelés et l'attente des personnes ayant franchi la mortelle Méditerranée pour rejoindre l'Europe.

Deux îles, Samos et Lesbos, deux ans entre mes incursions en ces frontières insulaires, et rien ne semble réellement différent. Les grandes lignes persistent, dures et glaciales : la permanence du précaire, l'incertitude, la mise à l'écart. La production des « indésirables » (2) se poursuit, inébranlable.

Un camp : celui de Moria, sur l'île de Lesbos. Celui-ci a pu recevoir, par le passé, les honneurs d'une mise en lumière médiatique relativement inédite. Des grappes de journalistes dépêchés sur place, des photos édifiantes, quelques témoignages rapidement retranscrits, une ou deux histoires brossées – et BBC pouvait aller jusqu'à lui décerner le titre de « pire camp de réfugiés sur terre » (3). L'acception est sans aucun doute fausse, dans la mesure où le traitement inhumain des migrant·e·s illégalisé·e·s (4) ne fait pas exception, et où un grand nombre de camps pourraient, à travers le monde, concourir à une telle compétition funeste et absurde. Mais s'il est aisé de rejeter avec véhémence le misérabilisme facile des médias dominants, brosser un tableau de Moria reste un défi, surtout lorsque l'on est, au jour le jour, plongée dans sa violente réalité. Celle-ci vous frappe au visage, au corps, au cœur. Il faut apprendre progressivement à démêler les fils, les énigmes, les turpitudes d'un espace de ségrégation et d'humiliation continue, dans lequel une multitude d'acteurs se côtoient, se chevauchent ou s'évitent. 


Camp de Moria, Lesbos, Grèce. © Tessa Kraan, 2019.


Entre 6.000 et 7.000 personnes sont confinées sur l'île de Lesbos, dont plus de 5.000 à Moria. Parmi eux, près de 2000 enfants, dont environ 400 sont isolé·e·s. Les barreaux cerclant le camp dessinent, comme à Samos, un symbole plus qu'un mur : le camp déborde, et des centaines de personnes vivent à ses abords, dans ce qui est appelé, comme à Calais ou ailleurs, la « Jungle ». Les similitudes perceptibles entre ces espaces d'exclusion à travers l'Europe ne sont pas qu'apparentes, elles indiquent une continuité : celle d'un « continuum des formes de confinement » (5) pour celles et ceux dont la migration est criminalisée. Mettre un pied en Europe signifie entrer dans un dédale de mise à l'écart systématisé.
Moria, comme les autres hotspots grecs, est alors un signal, un avertissement, une sentence : « c'est ainsi que vous serez traités », et ceci souvent pour des années, avant l'espoir d'une vie stable – ou la déportation. Le message, ou plutôt sa violence, est d'ailleurs relativement claire : surpopulation endémique et promiscuité, entassement de tentes et de préfabriqués, sanitaires et douches insalubres, coupures répétées d’électricité, nourriture pour laquelle il faut attendre, en ligne, des heures, quasi-absence d'accès à un soutien juridique, aide médicale et psychologique insuffisante.

A la précarité physique des corps répond une précarité psychologique intense, l'une et l'autre se nourrissant réciproquement. Les conditions matérielles d'existence déclenchent, aggravent et rendent difficilement supportables les troubles psychiques résultant d'un passé souvent teinté par la guerre, la violence, les tortures; tout autant que la vie dans le camp de Moria rend presque impossible le traitement effectif, et sur le long terme, de leurs symptômes. Quelques acteurs au sein d'ONG s'activent et s'épuisent, mais les places, le temps, les moyens manquent; et l'humanitaire n'est et ne restera qu'un palliatif éphémère et lacunaire, tant que les camps existeront. Dès lors, les cas d'insomnie chronique, d'état de stress post-traumatique (PTSD), de dépression, d’anxiété sévère souvent accompagnée de crises d'angoisses, d'auto-mutilations, sont monnaie courante, y compris chez les personnes mineures, et parfois chez de jeunes enfants.


Nous sortons de l'hiver. De la pluie glaciale, des nuits aux températures négatives passées sans chauffage, dans une tente battue par le vent égéen. Nous approchons de l'été, brûlant et suffoquant. Les saisons passent, charriant leurs épreuves, et les camps restent, et durent, durent indéfiniment.



(1) L’accord du 18 mars 2016 entre l’Union Européenne et la Turquie stipule que tous les migrants déboutés de l’asile par l’UE arrivés depuis la Turquie y seront renvoyés ; et que pour chaque réfugié Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien doit être relocalisé en Europe. Depuis l'entrée en vigueur de l'accord, plus de 1.800 ont été expulsées vers la Turquie (HCR), et des milliers d'autres arrêtés en mer par les garde-côtes turcs, beaucoup finissent alors directement en prison.  En contrepartie, l’UE s’est engagée à supprimer l’exigence de visas pour les citoyens turcs se rendant sur son territoire, ainsi qu’à verser 3 milliards d’euros aux autorités turques. 
(2) Agier, Michel, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, Paris, 2008.
(3) BBC News, "The worst refugee camp on earth", 28 août 2018, 13"51, Youtube.
(4) Nous utiliserons le terme d' « illégalisé-e » plutôt que celui d' « illégal-e », afin de souligner que la situation d'illégalité des personnes est le résultat d'un procédé de criminalisation de leurs parcours migratoires. Voir : « Introduction. Politiques d'irrégularisation », Migrations Société, vol. 171, n°1, 2018, p. 13-18.
(5) Sur ce concept, voir : Akoka, Karen et Clochard, Olivier, « Régime de confinement et gestion des migrations sur l’île de Chypre »,  L’Espace Politique, n°25, 2015.