vendredi 5 mai 2017

Archipel d'attente




Ce fut un honneur et une grande joie de voir paraître l'article Archipel d'attente dans l'excellent journal indépendant et militant CQFD. J'ai tenté d'y brosser un tableau plus large de ce qu'est le camp de Samos, en m'appuyant sur le témoignage des amis de là-bas, aux frontières.. Muneeb, Jonathan, Abdullah, Adams, Z. et N., toutes et tous les autres, belle route à vous.

lundi 27 février 2017

Papiers


La joie. Un hourra collectif, spontané, se répercute sur les murs en plastique du préfabriqué où bénévoles et réfugiés travaillent ensemble, chaque jour. Celui-ci revêt une teinte particulière, celle de l'espoir, sans doute : après dix mois de stagnation contrainte, un collègue, un camarade, un ami exilé du Burundi a reçu ses « papiers ». Le droit de partir, à nouveau, de sillonner la mer autrement que sur une embarcation de fortune pour rejoindre les terres continentales. Nul ne se leurre sur ce qui attend les réfugiés autorisés à s'extirper de l'île étouffante : souvent, la silhouette d'un autre camp se profile, et l'attente s'étire, toujours, entre l'étau juridique et policier. L'épée de Damoclès du refus de la demande d'asile et de l'expulsion subsiste, inébranlable. 
Mais la joie reste intense. Dans la brume de l'incertitude, ces quelques lignes couchées sur le papier pointent au moins la bonne direction. Et impulsent un mouvement. Ces « papiers »-ci, toutes et tous les attendent. Toutes et tous en dépendent car, d'une manière générale, l'existence rétrécie imposée aux réfugiés à Samos demeure constamment suspendue à une collection de papiers.

Mandala peinte par M., venu d'Afghanistan

A peine débarqués, souvent trempés, femmes, hommes, enfants et bébés patientent plusieurs heures entre les grilles de la zone d' « identification », dans le camp. Leur « réception » annonce la manière dont ils seront traités pour les semaines voire les mois à venir par les policiers sur place : souvent trempés, après avoir passé d'interminables heures sur les flots, dans un canot pneumatique prêt à chavirer, ils sont parqués, bousculés, invectivés voire insultés. Seule une poignée de bénévoles leur fournissent, au prix d’une négociation acharnée avec les autorités, une aide médicale d’urgence et des vêtements secs. Toute la logique sécuritaire de l’Europe est ici mise à nue : les premières mesures prises lors de la réception de nouveaux arrivés, pour la plupart en état de stress intense, voire de panique, après avoir été laissés seuls sur une embarcation sans conducteur, balancée au gré des vagues, est de procéder, immédiatement, à leur fichage.

Après l’interrogatoire, la prise de photographies et le relevé d’empruntes digitales (1), leur sont remis le premier papier, celui qu’ils apprendront à porter toujours sur eux, le « police paper ». Papier plié et replié, froissé, émietté, rendu fragile par la pluie, constamment demandé : que ce soit dans le camp, pour recevoir à manger, à boire, des soins ou de quoi se vêtir, ou en dehors des grilles, en ville. Car, comme ailleurs, le contrôle d’identité au faciès sert l’affirmation d’un rapport de pouvoir et marque un territoire : l’accès aux lieux publics et à une vie sociale autre que celle enserrée entre les barbelés du camp, s’il ne leur est pas refusé légalement (2), l’est symboliquement. La plupart des réfugiés s’y rendent malgré tout, mais cela à certaines heures : toutes et tous savent que le risque de subir humiliations et violences, voire d’être arrêté arbitrairement, est multiplié lorsque la nuit est tombée. Ces pratiques témoignent une fois encore de la suspicion permanente, emprunte de racisme, qui est entretenue envers les réfugiés : viser à les décourager de sortir dans la soirée, ou de rentrer de nuit, les essentialise comme potentiels fauteurs de trouble. 
A cela s’ajoute le rejet d’une partie de la communauté locale, tant dans les rapports de proximité, dans la rue, les cafés, les restaurants, qu’au niveau de certaines organisations associatives ou professionnelles de Samos. Celle regroupant les directeurs d’hôtels et d’auberges s’est ainsi arcboutée dans une posture résolument hostile à l’hébergement des réfugiés, malgré la crise touristique que l’île rencontre et les bénéfices qu’ils pourraient en tirer (3), et exercent une pression continue sur les établissements acceptant malgré tout d’en recevoir. Eclosent d’autres papiers : un florilège de pétitions, de déclarations collectives, de communiqués de presse, destiné à marquer le refus de mettre à l’abri des personnes vulnérables, plongées dans la précarité du camp.




Retour au quotidien, au camp, au jour le jour : tous portent sur eux le « police paper », outil pour le contrôle permanent auquel ils sont soumis, tout  autant que support d’une identité provisoire, resserrée. Y sont consignés noms, genre, date d’arrivée, pays d’origine, langues parlées. « Reasons of fleeing ». Raisons de la fuite, cause du départ. Tracées rapidement, d’une main pressée, trois lettres récurrentes occupent étroite case : « WAR ».

Pour la majorité des réfugiés, seul le « police paper » leur confère une identité légale – quoique transitoire – puisque beaucoup sont dépourvus de cartes d’identité ou de passeport. Qu’ils n’en aient jamais eu, qu’ils les aient perdus en route ou qu’ils décident de les dissimuler volontairement, la plupart s’accordent sur l’importance de ne pas en posséder. Ceux-ci peuvent aisément être considérés comme faux par les autorités si ce n’est jouer en la défaveur des demandeurs d’asile : des exilés d’Alep ont ainsi été accusés de mentir, car les papiers en leur possession, délivrés lors de leur voyage, furent estampillés du nom d’une autre ville de Syrie, placée sur leur route. L’idée d’un accueil quasi systématique des ressortissants syriens est un fantasme : les autorités cherchent constamment à pointer ce qui est jugé incohérent dans leur récit de vie, et les expulsions vers la Turquie, en vertu de l’accord de mars dernier (4), concernent toutes les nationalités. 

Enfermement, dissuasion et déportation : les mesures liberticides et sécuritaires prévalent sur toute autre considération. En ce sens, le gouvernement grec, appuyé par l’Union Européenne, entend accélérer les procédures de reconduite sur le territoire turc, en construisant de nouveaux « centres de détention pré-expulsion ». Aujourd’hui au nombre de six, placés sur les îles orientales de Grèce, ils seront destinés à enfermer les déboutés de l’asile, en vue de les expulser rapidement (5).  

Qu’importe les alertes concernant la précarité vécue par les réfugiés en Turquie, leur exploitation au travail (6), leur exposition aux violences physiques et sexuelles, leur emprisonnement arbitraire et l’absence d’information légale qui leur est réservée (7) : l’UE poursuit sa logique d’externalisation de ses politiques migratoires (8), en concluant des accords avec des Etats autoritaires voire en guerre civile. Relativement satisfaits de la baisse drastique des arrivées sur les îles grecques, les dirigeants européens désirent reproduire le modèle de l’accord UE-Turquie, afin de réduire l’afflux de migrants en Italie. Réunis début février au Congrès de Malte, les chefs d'Etats européens ont en ce sens fait part de leur volonté de renforcer le contrôle aux frontières libyennes (9), un projet revenant à subordonner la répression des migrations à un pays en plein chaos politique, à propos duquel l’ONU même dénonce des cas de détention arbitraire, de torture, de travail forcé et de violences sexuelles envers les migrantes et les migrants (10). A nouveau, des papiers ; mais ceux-ci sont signés en haut lieu et paraphés par de hauts dignitaires, enrobés de dignité diplomatique : des contrats de la honte reposant sur un marchandage cynique de vies humaines.


Panepistimio, Athènes



(1) L’UE y tient particulièrement : d’un fichage informatisé de toutes et tous dépend la mise en œuvre des politiques communes de gestion des migrants, et notamment du règlement de Dublin II permettant aux pays européens de renvoyer les demandeurs d’asile dans le premier pays européen par lequel ils sont passés. L’annonce d’une reprise, à partir du mois prochain, de l’application du règlement pour les personnes arrivées par la Grèce (qui en fut pour un moment exemptée) est particulièrement inquiétante.
(2) A Samos, les réfugiés vivant dans le Centre de Réception et d’Identification (en anglais, RIC) peuvent officiellement circuler en dehors de celui-ci après une période de 25 jours.
(3) Plusieurs organisations, dont MSF ou Praksis, ainsi que le HCR, cherchent à augmenter le nombre de places dont elles disposent, afin de sortir du camp les cas les plus vulnérables (mineurs non accompagnés, familles, femmes seules avec enfants, personnes nécessitant des traitements médicaux spécifiques, etc.), et disposent de budgets destinés à en couvrir les frais.
(4) L’accord du 18 mars 2016 entre l’Union Européenne et la Turquie stipule que tous les migrants déboutés de l’asile par l’UE arrivés depuis la Turquie y seront renvoyés ; et que pour chaque réfugié Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien doit être relocalisé en Europe. En contrepartie, l’UE s’est engagée à supprimer l’exigence de visas pour les citoyens turcs se rendant sur son territoire, ainsi qu’à verser 3 milliards d’euros aux autorités turques.
(5) New detention centers at the external EU borders, European Council on Refugees and Exiles
(6) Seul 9% des réfugiés Syriens en Turquie résident dans des camps gérés par le HCR, tous les autres doivent trouver par eux-mêmes de quoi se loger, se nourrir et se vêtir. Ne recevant aucune aide financière de l’Etat, et suspendus à un statut précaire, beaucoup sont contraints d’accepter des travaux non-déclarés et sous-payés. Human Rights Watch dénonce également le fait que des enfants soient contraints de travailler
(7) Syrians returned to Turkey under EU deal "have had no access to lawyers"Refugees report being detained indefinitely in poor conditions and not being allowed to rejoin family members, The Guardian






vendredi 10 février 2017

Solidaires à travers les frontières

 

Composer avec les paradoxes :

Récit succinct du bénévolat dans un camp de réfugiés



Peintures dans le camp de Samos, réalisée par deux réfugiés


Des vagues de révoltes contre l'injustice, une décision : devenir bénévole, aller là-bas, où l'intolérable se joue. En débarquant sur l'île grecque de Samos, nous sommes malgré nous chargés d'images spectaculaires et d'abstractions désincarnées. Mais, au fil des jours, visages, rires et récits de vie se substituent aux attentes que nous avions pu forger. Immédiatement, nous faisons partie d'un collectif composé de bénévoles et de réfugiés venus des quatre coins du monde, réunis autour d'un travail commun : tenter de rendre la vie dans le hot spot, cet espace clos et cerclé de barreaux, moins intolérable. Glisser quelques pincées de normal et d'humanité dans le grand mécanisme de tri entre admissibles et indésirables que l'Union Européenne a mis en place.

Le groupe dont je fais partie, Samos Volunteers (1), est une petite organisation indépendante et auto-organisée. Nous sommes, avec les membres de Boat Refugee Foundation (2), les seuls bénévoles à travailler quotidiennement dans le camp (3). Rejetant toute forme de charité et de pitié, nous orientons nos actions dans le sens de la solidarité. Nous ne distribuons pas des vêtements mécaniquement, nous tentons de coller au mieux aux besoins et aux désirs de celles et ceux que nous rencontrons. Nous ne versons pas à la chaîne du thé dans des gobelets à des inconnus, nous passons des heures à discuter et à rire en se réchauffant mutuellement par l'écoute et le partage. Nous ne regardons pas les enfants lancés sur la route de l'exil avec pitié, nous jouons avec eux et encourageons leurs progrès dans les cours que nous dispensons.
C'est après des semaines de tractations, d'errances dans le dédale des circuits bureaucratiques, de résolutions de problèmes logistiques, qu'un projet prend forme et se réalise. Tout un travail de fourmi, invisible et nécessaire, qui fait éclore la joie de voir s'ouvrir une nouvelle classe de langue, débuter des cours de karaté dispensés par un réfugié ou se dérouler une grande distribution de vêtements à travers le camp battu par la pluie.

Nous avons conscience d'être un palliatif utile et gratuit aux insuffisances des autorités locales et supranationales, nous voyons les paradoxes et l'inertie, mais nous devons être ici. Souvent, nous nous heurtons aux paperasses, à la logique répressive du camp, aux procédures infantilisantes. Un camp reste un camp, et celui-ci, comme ceux de Lesbos ou de Chios, a été conçu pour être un grand centre de tri à ciel ouvert. Mais nous continuons, ensemble et avec acharnement. Notre travail nous mène parfois à une joie intense, comme fut celle que j'ai pu ressentir en voyant partir pour Athènes deux jeunes Afghanes auxquelles j'ai donné des cours d'anglais pendant presque deux mois. Une nouvelle attente, toujours en suspension, certes, mais une nouvelle étape vers, enfin, une existence stable .. ? L'espoir survit. Et nous sommes heureuses et heureux, même si tout ce que nous faisons restera insuffisant tant que les frontières resteront hérissées de barbelés, de pouvoir concrètement agir, sur le terrain, en faveur de la dignité et de la solidarité.


Les actions de Samos Volunteers


Le matin, dès 7h, une équipe est debout pour partager un thé matinal et gorgé de sucre, comme la plupart de gens vivant dans le camp l'aime. Bientôt, les autres bénévoles débarquent pour réceptionner le « restock » préparé la veille, des sacs de vêtements à ranger dans la cabine, avant la distribution. 
Pendant celle-ci, les langues se croisent : anglais, arabe, farsi, espagnol, kurde, dari, français, swahili, forment une mélodie étonnante. Vêtements, couvertures et produits d'hygiène sont distribués.
Au même moment, certains donnent des cours d'anglais ou d'allemand dans un centre à proximité du camp, et d'autres assurent des activités pédagogiques avec des enfants placés dans les quelques abris que les organisations avec lesquelles nous travaillons ont pu dénicher en ville. L'après-midi, les cours de langue, les activités avec les enfants et la distribution de thé se poursuivent, tandis qu'à l'entrepôt un groupe de bénévoles chargent et déchargent les dons, les trient et les rangent, puis reçoivent la liste de ce qu'il faudra envoyer le lendemain au camp. Au loin, des rires résonnent, ce sont ceux des femmes venues passées un moment en dehors des grilles, un moment à elles. Plus tard, deux bénévoles retournent au camp, pour clore la journée en remplissant d'eau chaude les bouillottes distribuées la semaine passée.  
Clore la journée : une expression qui, ici, n'a finalement que peu de sens ; l'arrivée de nouveaux réfugiés, lancés sur la mer meurtrière, peut survenir à tout moment, et nous nous tenons toujours prêts, pour nous assurer qu'ils reçoivent le plus rapidement possible vêtements chauds et couvertures.
Ponctuellement, sont organisées de grandes distributions, recouvrant l'intégralité du camp - un travail éreintant mais nécessaire. Le fait que nos ressources – tant humaines que financières – soient limitées ne permet pas d'en déployer régulièrement ; mais nous faisons tout pour les rendre les plus nombreuses et variées possibles : cadeaux de Noël pour l'intégralité des enfants, lot de vêtements pour tous les adultes, lors d'une période de froid et de pluie intense, paire de chaussures neuves pour les hommes adultes...

Ces dernières semaines furent particulièrement intenses. Outre le fait que nous avons rendu plus récurrentes les grandes distributions de vêtements, que nous avons du prendre en charge l'achat de nombre de produits de première nécessité (4), nous avons également multiplié réunions et initiatives pour développer nos activités psychosociales et éducatives. Nous désirons nous décharger du travail qui devrait relever des autorités présentes sur place, afin de nous consacrer plus fortement à celles-ci. L'absence d'accès à l'école pour les enfants, l'inexistence d'activités sportives, artistiques, collectives pour les réfugiés, rendent encore plus insupportable leur maintien forcé dans un camp insalubre aux frontières de l'Europe-forteresse.


Toutes nos actions ne défont pas l'injustice d'un camp de réfugiés et le poids de l'attente ; mais nous nous efforçons, chaque jour, de faire vivre la solidarité et l’entraide. 
Malgré les frontières, malgré l'indifférence criminelle, nous gardons les bras ouverts.








(2) Boat Refugee Foundation assure notamment un service de soins médicaux journalier et procure une aide matérielle et humaine aux mères de jeunes enfants.
(3) Le camp répond officiellement à l'appellation de hot spot : il est donc sensé être un centre hermétique de tri de migrants. Cependant, dans les faits, le manque de moyens et de volonté des autorités présentes sur place font qu'une grande partie des besoins des réfugiés sont couverts par l'action de bénévoles.

lundi 6 février 2017

Toilet paper paradox


Pendant un mois, lâchée depuis la fenêtre où sont distribués les produits d'hygiène, la réponse fut la même : « Toilet paper, mafi ». Mafi, مافي, nous n'en avons plus. Quatre semaines sans papier toilette : l'histoire pourrait paraître anecdotique si elle ne se déroulait pas dans un camp de réfugiés. Mais elle est le révélateur du complexe kafkaïen dans lequel évoluent pêle-mêle réfugiés, bénévoles, agents d'ONG, envoyés du HCR ou de l'UE, employés d'entreprises privées (1), soldats et policiers. Coordonner les différents acteurs, négocier constamment avec la population locale, monter des projets éducatifs sur le long-terme demande un travail de longue haleine ; l'approvisionnement en produits de base, quant à lui, ne requiert qu'une faible logistique. Acheter du papier toilette, le transporter jusqu'au camp, le faire distribuer. La simplicité n'est pas apparente : elle est réelle. Mais elle se heurte à l'absurde complexité des circuits bureaucratiques, ainsi qu'aux constantes esquives de responsabilité de la part des autorités.


Tentons donc de brosser un tableau de l'ubuesque et de l'inertie. 
Une organisation est mandatée par l'Etat grec et reçoit un budget général afin de couvrir, pour plusieurs mois, divers besoins dans le camp – produits d'hygiène, lait en poudre pour bébé, vêtements, chaussures. L'absurde est que ce budget est indexé sur le nombre de personnes que le camp peut officiellement accueillir – à savoir 850 personnes- quand bien même il est absolument impossible d'ignorer que la surpopulation y est endémique. Si aujourd'hui autour d'un millier de personnes y vivent, il y a eu par le passé parfois plus 2300 réfugiés. Les autorités chargées de définir les budgets pour le camp savent donc parfaitement qu'ils seront insuffisants.
Pourtant, l'allocation de millions d'euros à la Grèce fut pour l'Union Européenne une sorte de palliatif à sa résistance acharnée à l'accueil des réfugiés. Laisser seules l'Italie et la Grèce, constamment faire peser sur elles la menace du règlement Dublin III, ne miser que sur l'aspect sécuritaire (2), mais prétendre s'impliquer pour un acceuil convenable en versant des liquidités. Seulement, une très large part de celles-ci restent aujourd'hui bloquées dans les méandres de la bureaucratie grecque. 
De la même manière, le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU, supposé garantir une sorte de relève en cas de situation d'urgence, est capable de mettre en place une machinerie procédurale folle lors d'une distribution de bouillottes (fiche d'identification personnelle pour chaque bouillotte, signature d'un document infantilisant, traduit dans toutes les langues parlées dans le camp, déchargeant le HCR de toute responsabilité en cas d'accident..), et, au même moment, de nous signifier qu'il lui est impossible de passer une commande de papier toilette. Et ceci, pendant un mois.

Nos alertes constantes quant aux manque de produits de premières nécessité se heurtent aux mêmes réponses : esquives rhétoriques, renvoi de responsabilités à une autre organisation, explications technocratiques insensées... Le choix que notre petite ONG (3) a du faire fut cornélien : il nous a fallu laisser la situation stagner afin de pousser les responsables à faire leur travail, quand bien même les réfugiés durent subir les conséquences de l'épuisement des stocks de produits dont ils ont besoin quotidiennement. Car à Samos comme ailleurs, grandes organisations, autorités locales et supranationales tendent continuellement à se reposer sur le travail fourni par les bénévoles, au lieu de remplir les missions dont elles sont chargées.
Après des semaines de pression, de rappels, de tractations, nous avons finalement pris la décision de passer nous-même commande. La situation ne pouvait plus être supportable.
Mais nous continuons, au jour le jour, et ce en plus de nos activités quotidiennes, de tenter de forcer les autorités incompétentes à s'impliquer et à prendre en charge un travail qui ne devrait pas incomber à une petite ONG de 20 personnes. Cela ne concerne pas uniquement le papier toilette - il n'est qu'un exemple édifiant de la façon dont la procrastination et l'inconséquence sont reines. Ci-joint, le mail percutant de l'un de nos coordinateurs, envoyés à toutes celles et tous ceux qui ne se rendent sûrement pas compte de ce que signifie l'absence de produits de première nécessité dans un camp.

Dear all,

More then a month ago we brought to the attention of everyone participating in the new General Coordination meeting format the continuous lack of toilet paper.
The lack of a low value, basic item such as toilet paper is the culmination of the many problems existing in the camp. Toilet paper is indispensable in an already precarious sanitary environment.
At that same meeting we recall Tim Randal suggesting to the relevant actors at the table to write to their respective central offices to address the big issues here. Over a month has passed, and whilst we have noticed very slow, small changes, there are still lots of basic needs unmet and still no toilet paper!
We’re at a point where many other basic items, aside from toilet paper, are running out; there is no shampoo, washing powder will be finished by the end of this week, there are not enough men shoes, etc.
We have pleaded so many times for bigger supplies of these basic items with no result. We’re now in a situation where we are facing the exasperation of people in the camp on a daily basis. In recent weeks, we have seen a significant decline in the number of people coming to our hygiene window, likely due to the fact that we have to refuse to so many the access to basic hygienic items: ‘Mafi toilet paper, mafi shampoo, mafi washing powder, mafi, mafi, mafi…’ The list is ever growing, as is the number of people leaving with their heads down, disappointed, frustrated, and losing faith on those who they have relied on to accommodate them.
In the face of such anguish and with no prospects of receiving any alternative supplies in the near future, Samos Volunteers decided to procure once again some of the needed items. Toilet paper is now available for distribution for 3 weeks to 1 month, and we are looking for suppliers of shampoo, washing powder and shoes.

Everyone should take a minute and reflect on the fact that a small group of volunteers with very limited funding is covering for a big part of the NFI needs for people in the camp. This is not a new thing; it has been happening for months now, despite the EU funding and increases in the number of staff and capacity of the agencies managing the camp. And please, do pass this information to your central offices, we are most curious to hear what they have to say.

Kind regards,
Bogdan Andrei – On behalf of Samos Volunteers Group

PS: Samos Volunteers welcomes any reimbursements. Please see attached invoice.

(1) Quel plaisir d'apercevoir les agents de la multinationale G4S et de l'agence de répression et de contrôle européenne Frontex, voir Déléguer pour mieux réprimer

mercredi 25 janvier 2017

Fragments #1

Dans leur  voyage parsemé d'embuches, une nouvelle porte vient de s'ouvrir, une brèche donnant sur l'espoir. Demain, un ferry transportera Nargis et Zahra vers une nouvelle étape, une nouvelle attente, un peu plus proche d'un futur enfin stable : Afghanistan, Turquie, Samos, Athènes.. jusqu'à, enfin, le droit de rejoindre leur famille ? Après presque deux mois passé à leur coté, en tant que professeure improvisée, à observer leurs progrès, leurs doutes, à partager leurs éclats de rires, la perspective, légèrement plus nette, de voir leur existence cesser d'être suspendue au dessus de l'incertitude dissout le spleen de l'au revoir.

Mais la joie s'effrite - si la fréquence des départs pour les terres continentales s'est accentuée depuis deux semaines, d'autres enfants restent encore coincés sur l'île. Le manque de place dans les abris fournis par les ONG Save the Children, MSF, Praksis ou par le HCR fait que nombre d'entre eux voient leur enfance se dérouler, après l'exode, dans le camp. Des mois à patauger derrière les grilles.

Ce texte est le fragment d'une fulgurance; l'apparition soudaine d'une réalité crue, nue, dans un regard.

"Des yeux noirs, le regard posé sur l'horizon, ailleurs ;
Le visage d'une enfant
se détache du monde
sauf de l'arrière plan
Des rangées de barreaux coiffés de barbelés enroulés, cisaillant le ciel.
Elle a six ans, sept, huit,
Qui s'en soucie ?
Elle regarde
Le vent soulève la poussière, atmosphère, et ses cheveux d'or cendré contrastent avec l'iris noir
Elle est debout.
Tout à coup c'est un tableau réel
le visage, le regard, le silence et le mur de grilles glacées.
Elle riait, ensuite, de toute son âme,
mon rire à moi était empli d'éclats de verre, douloureux, plein de cette image, de ces murs, de la poussière
Une injustice ignoble
Des enfants, là, parqués dans des tentes et des blocs en PVC
existences quadrillées suspendues,
précarité absolue
Tous les jours, les enfants courent, jouent,
ils nous appellent
pour les pousser sur une balançoire improvisée, pour admirer leur dessin, pour taper dans la balle, pour que nous les prenions dans les bras
Pareil qu'ailleurs chez les enfants autorisés.

Les arguments de là-bas se chevauchent, se heurtent, grincent, : du bruit, agitations.
Ici, ce sont des gosses coincés dans l'attente ; cerclés d'inconnu, oubliés et masqués, des gosses !
Tout ce qui est dit là-bas,
ces grandes enfilades de raisons et de causes 
lancées les unes contre les autres 
dans une gigantesque mascarade de positions et de postures sérieuses,
Se dissipe ici en de grandes nuées de néant
Poussière après le heurt avec le réel
Poussière que le vent jette dans ses cheveux
bourrasques ;
Elle, elle est en suspension
entre deux mondes possibles
Et regarde.

lundi 16 janvier 2017

Horizon d'incertitudes


Entre les flaques d'eau, des enfilades de sandales ouvertes, de baskets mouillées, de bottes usées. Les files d'attentes s'étirent, quotidiennes, permanentes. L'existence précaire dans le camp de Samos est rythmée par la succession de tranche d'horaires ; chaque jour, il faut se glisser dans une queue, patienter, piétiner vers une collation, un vêtement, l'espoir d'une douche chaude. Ce rituel semble exacerber l'attente floue, pesante et absurde, dans laquelle toutes et tous sont plongés, en faisant d'hier le synonyme d’aujourd’hui, et du jour suivant.

« Tous les jours tu te dis demain, demain ça ira mieux, ça avancera, et puis le lendemain tu te dis encore demain.. Un mois et c'est toujours demain... Deux mois, trois mois, demain, demain... »

L'attente pourrait être plus supportable si quelques poignées de certitudes pouvaient se glisser dans l'écoulement des jours. Mais les réfugiés restent suspendus à des rendez-vous futurs, toujours incertains : après une première identification à l'arrivée, des semaines s'écoulent avant un entretien, puis des mois avant une réponse à la demande d'asile. Par le règlement Dublin III, celle-ci doit concerner uniquement la Grèce ; seules quelques personnes, mineurs isolés, mari ou femme, peuvent espérer rejoindre leur famille ailleurs en Europe. Pour les autres, un retour en Turquie plane toujours au dessus de leur existence précaire, un retour dont les contours restent constamment flous : un nouveau camp ou l'ombre d'un centre de détention.

L'attente, toujours l'attente, décourageante ou révoltante : une trentaine de syriens et syriennes ont organisé, ce matin, une manifestation dans le camp. Brandissant des pancartes battues par la pluie, ils ont crié leur colère d'être maintenu ici, dans l'incertitude, par un slogan simple, évident : « Athina, Athina ». Athènes, le continent européen, un espoir : avancer, vers une existence digne, sure, humaine. Puis, un autre appel a résonné entre les grilles ruisselantes, un cri du cœur pour un pays ployant sous les bombes et la mitraille, pour des terres brûlées qu'ils ont du fuir, avant de se retrouver ici, méprisés par l'Europe : « Syria, Syria ».


Manifestation dans le camp de Samos - 16 janv. 2016


jeudi 12 janvier 2017

Du provisoire perpétuel


Des grappes de policiers occupent leurs mètres carrés réglementaires devant les grilles du camp de Vathi, sur l'île de Samos, à une poignée de kilomètres des côtes turques. Les délimitations tracées à l'acier sont devenues inutiles : le modèle du hot spot clos et hermétique résiste mal aux contraintes du réel. Des flopées de tentes jouxtent le camp, et réfugiés comme bénévoles vont et viennent, sous le regard impavide des pandores et des caméras. Les barbelés semblent ici n'être que le symbole meurtrier des frontières de l'Europe, contre lesquelles sont venues se heurter près de 1,4 millions de personnes entre 2015 et 2016. L'année 2017 s'ouvre à Samos, tout comme sur les îles de Lesbos et de Chios, par la même hypocrisie et le même déni : l'urgence se fond dans le quotidien et le temporaire s'étire indéfiniment.

Conçu comme un centre de tri de migrants à ciel ouvert, le camp de Vathi a vu passer près de 120.000 personnes en deux ans, et si le nombre d'arrivée a drastiquement baissé depuis l'accord UE-Turquie du 18 mars 2016 (1), il reste surpeuplé : prévu pour accueillir 850 personnes, il est aujourd'hui occupé par près de 1900 réfugiés. La précarité des hommes et des femmes parqués dans le camp en est fortement aggravée : les stocks de produits d'hygiène ou de vêtements s'amenuisent, les files d'attente s'allongent, l'accès à l'eau chaude reste quasiment impossible... Sur cette langue de terre escarpée, l'alignement de tentes sommaires, parfois juxtaposées aux sanitaires, est acceptée comme solution à l'engorgement du centre. Certaines familles avec enfants vivent sous les grandes tentes du HCR (2), certes relativement robustes, mais peu amènes à protéger efficacement contre le froid et l'humidité de l'hiver. La liste d'attente pour avoir accès à des logements décents sur l'île, fournis par pincées, est longue. Les cellules de prison, elles aussi, débordent de migrants incarcérés.

La saturation ne peut plus être expliquée, comme ce fut le cas auparavant, par l'ampleur des vagues migratoires en Grèce : en décembre 2015, plus de 118.000 personnes y débarquaient; en décembre 2016 moins de 1350 nouveaux arrivants ont été décomptés. Les constants appels du HCR en faveur du transfert des demandeurs d'asile enregistrés vers la Grèce continentale, où des places sont disponibles et les conditions d'existence moins intolérables, ne provoquent que très peu de départs. Dans les complexes jeux d'intérêts dont les migrants constituent une monnaie d'échange et une matière à discours, il est difficile de discerner problèmes logistiques et intentionnalités cyniques. Mais il est clair que le maintien des réfugiés sur les îles grecques, et leur maintien dans des conditions d'existence indignes, reflètent à la fois la volonté de décourager les exilés souhaitant traverser les périlleux kilomètres de mer qui les séparent de l'Europe, et l'espoir de pousser celles et ceux qui restent bloqués sur l'île, plongés dans une attente indécise, de quitter « volontairement » l'Union Européenne. Quoi qu'il en soit, le déplacement des réfugiés vers les terres intérieures ne résoudront rien tant que les pays européens continueront de clore leurs frontières en fermant les yeux sur la situation catastrophique en Italie et en Grèce.


(1) cf Déléguer pour mieux réprimer, juin 2016
(2) Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (UNHCR)


Déléguer pour mieux réprimer

 

L'externalisation des politiques migratoires                                 de l'Union Européenne

 archive juin 2016

 

Le 18 mars dernier, l'Union Européenne et la Turquie ont signé un accord faisant de cette dernière un énième barrage censé contenir, manu militari, les migrants ayant l'arrogance de vouloir franchir la forteresse du Vieux Continent (1). Aux critiques pointant l'autoritarisme du régime d'Erdogan et sa guerre ouverte au peuple kurde (2) est rétorquée la sempiternelle rhétorique du pragmatisme et de la nécessité. Mais le bavardage des diplomates zelés ou des vociférateurs médiatiques se piquant d'humanisme concourent à une même illusion : celle de voir cet accord comme un compromis ponctuel, justifié par les « vagues migratoires » récentes. Dans les faits, il n'est qu'un symptôme de plus de la sous-traitance de la répression des migrants par l'UE.



« A quelle hauteur vas-tu ériger tes remparts ? 
Où vas-tu repousser tes nouveaux murs d'enceinte ? »
 Noir Désir - L'Europe    

Si les chiens de garde médiatiques se plaisent à théâtraliser les différends entre les dirigeants européens, force est de constater une certaine convergence des politiques d'immigration des Etats de l'Union Européenne depuis le début des années 2000. Toutes suivent un schéma général d'externalisation : il s'agit de sous-traiter les pratiques de coercition (refoulement, enfermement, fichage) d'une part aux pays de départ ou de transit, et de l'autre aux sociétés privées se partageant le gâteau de la « sécurité globale ».

Délocaliser le flicage


Parmi l'outillage juridique dont dispose l'UE pour favoriser l’expulsion des migrants jugés indésirables, la « clause de réadmission obligatoire » tient le haut du pavé. Puisqu'elle oblige les pays signataires à recueillir leurs ressortissants, voire ceux qui ont transité sur leur sol, celle-ci fait l'objet d'un chantage constant lors de la conclusion de traités entre les Etats européens et ceux jugés « à risque », car pauvres, déstabilisés ou se situant sur une route de passage.
En la matière, le « Plan Africa » de l'Espagne, lancé dans le courant des années 2000, fait office de modèle. La péninsule ibérique a multiplié les traités bilatéraux de « coopération migratoire » et de réadmission avec des pays d'Afrique de l'Ouest, tout en offrant, parallèlement, des perspectives d'aides financières, commerciales et logistiques (3). La fameuse histoire de la carotte ; cynique, le vice-président de la Commission Européenne - entre 2004 et 2008 - reprend l'analogie : « […] bien que ces accords [de réadmission] soient en théorie réciproques, il est clair qu'en pratique ils servent essentiellement les interêt de la Communauté [européenne]. La bonne fin des négociations dépend donc des « leviers », ou devrais-je dire des « carottes », dont la Commission dispose, c'est à dire d'incitations suffisamment puissantes pour obtenir la coopération du pays tiers concerné.» (4)
Plus que de faciliter les expulsions, il s'agit de constituer un cordon sanitaire le plus large possible, en verrouillant des frontières extérieures à l'Europe : policiers, juristes et fonctionnaires sont ainsi dépêchés afin d'assister et de former les autorités locales.
Les Etats européens n'ont bien entendu pas l'apanage de la transformation des migrants en monnaie d'échange. Outre l'exemple turc, rappelons que feu Kadhafi avait fait du chantage à l'émigration un pilier de sa diplomatie, en alternant menaces apocalyptiques et verbiage raciste (5). Mais les effets d'annonce de part et d'autre de la Méditerranée masquent mal la permanence d'alliances conclues en sous-main. La levée de l'embargo sur la Libye en 1999 a offert des perspectives de juteux profits pour les firmes européennes et américaines, et ce n'est pas un hasard si Silvio Berlusconi va, en 2004, fanfaronner à l'inauguration du gazoline Greenstream en territoire libyen, tout en signant à la chaîne des accords de coopération migratoire. En finançant la prolifération des technologies de surveillance et des centres de rétention en Libye, l'Italie délocalise le contrôle des migrants, tout en stimulant l’appétence des sociétés privées de la « sécurité globale »(6). Business is business, et la gestion des migrants-marchandises n'échappe pas à la règle.

Les migrants, ça rapporte !


Réunis en grande pompe tous les deux ans à l'occasion du Milipol, le « salon international de la sécurité intérieure des Etats » tenu en région parisienne, marchands d'armes, colporteurs des technologies de surveillance et autres coursiers de Big Brother viennent courtiser la fibre sécuritaire des autorités nationales et internationales. Première cible à qui refourguer les dernières innovations liberticides, l'agence Frontex, lancée en 2005, constitue à la fois un client privilégié et un relais publicitaire. Officiellement chargée de superviser le contrôle des frontières européennes, Frontex a vu son budget presque multiplié par 20 en 10 ans (7), ce qui lui a permis de s'autonomiser et de diversifier ses pratiques : formation de personnel, production de rapports, interventions rapides en mer et sur terre, assistance à la police des pays dits « à risque » activités de contrôle, de surveillance et d'enfermement, etc.(8)  A l'instar de l'utilisation macabre des territoires palestiniens occupés comme scène ouverte pour la démonstration des technologies de contraintes israéliennes (9), les opérations menées par Frontex constituent une vitrine de choix pour les entreprises en quête de nouveaux marchés.
Celles-ci font d'ailleurs plus que s'enrichir par la vente de leurs arsenaux sécuritaires : surfant sur la vague générale de privatisation des secteurs publics et de criminalisation des migrants, elles offrent désormais des services variés, de l'expulsion à la gestion de camps de rétention. Aux sociétés militaires privées (SMP) se superposent les sociétés privées de gardiennage (SPG), qui se sont multipliées après les attentats du 11-Septembre : de l'ONU à L'Organisation Internationales des Migrations (OIM), le rapprochement fallacieux réalisé entre migrations et terrorisme (10) a justifié l'intensification de la répression, et ouvert l'appétit des marchands de terreur. Emblématique, la compagnie G4S, second employeur du monde avec 650.000 salariés, gère rien qu'au Royaume-Uni « quatre prisons, quatre centres de détention pour migrants et demandeurs d'asiles » (11), et maintient ses activités de « sécurisation » des espaces publics dans plus d'une centaine de pays.
Présentes à toutes les foires sécuritaires et dans toutes les commissions d' « experts » européennes, les sociétés privées de sécurité entendent accentuer indéfiniment le mouvement de surveillance générale des populations (12), dont les migrants ne forment qu'une branche particulièrement lucrative. Ainsi, même s'il est superflu de rappeler l'imposture d'une Marine le Pen qui aime à se grimer en révoltée « anti-système », il est tragiquement savoureux de voir que ses gesticulations servent avant tout les intérêts de multinationales techno-industrielles.

Chair à canons et chair à patrons


Finalement, les médiocres résultats en matière d'endiguement des flux migratoires semblent indiquer que le développement effrené des technologies de surveillance ne vise justement qu'à ce développement même. En vérouillant les points de passage à l'intérieur et à l'extérieur de sa forteresse, l'UE ne réussira qu'à modifier le tracé des chemins d'errance et à les rendre plus coûteux et plus dangereux. Les discours droits-de-l'hommistes faisant de la guerre contre les « passeurs » une priorité ne forment qu'un écran de fumée. D'une part, « la sophistication de la répression entraîne une professionnalisation du trafic, sans empêcher le passage des clandestins » (13), et de l'autre la politique-spectacle est clairement mise au service de la multiplication des arsenaux de surveillance.
En ce sens, le règlement Dublin II, adopté en 2003 par les Etats de l'UE ainsi que par la Norvège, l'Irlande et la Suisse, porte en lui-même le principe de fichage systématique des migrants. Puisqu'il institue la règle selon laquelle le premier Etat de passage doit être le seul à examiner les demandes d'asile, cet accord justifie, pour son fonctionnement, la mise en place de la gigantesque base de données Eurodac, qui emmagasine les empreintes digitales des demandeurs d'asile (14). Ce recensement arbitraire se couple à la généralisation des mesures carcérales (camps, centres de rétention), aux violences policières, administratives et sociales quotidiennes que subissent celles et ceux condamnés à prendre la route.
 
En externalisant la répression des migrants, à la fois par la délocalisation des contrôles hors de ses frontières et pas la délégation à des sociétés privées, l'UE réussit le tour de force d'allier déresponsabilisation et profits ubuesques pour les entreprises européennes du tout-sécuritaire.

Réfugiés sur le pont reliant Braunau (Autriche) à Simbach (Allemagne), C. Michelides


(1) « L'UE et la Turquie s'accordent pour ralentir l'afflux de migrants », LeMonde.fr, 18/03/2016
(2) Voir CQFD, n°140, « La Guerre secrète d'Erdogan », février 2016
(3) Accords bilatéraux signés en série, avec le Cameroun, le Sénégal, la Côte d'Ivoire, le Ghana, la Gambie, la Mauritanie, etc.
(4) Franco Frattini, dans une allocution devant le Sénat français, 2006
(5) « Nous ne savons pas quelle sera la réaction des Européens blancs et chrétiens face à ce flux d'Africains affamés et non instruits », M. Kadhafi, AFP, 02/09/2010
(6) Xenophobie Business, A quoi servent les contrôles migratoires ?, Claire Rodier, La Découverte, 2012
(7) Passant ainsi de 6 à 115 millions d'euros entre 2005 et 2015.
(8) Atlas des migrants en Europe, Migreurop, Armand Colin, 2009
(9) War against the people – Israel, the Palestinians and Global Pacification, Jeff Hapler, Pluto Press, Londres, 2015.
(10) La résolution 1373 de l'ONU, adoptée après les attentats du 11-Septembre, préscrit aux Etats d'  « empêcher les mouvements terroristes ou de groupes terroristes en instituant des contrôles efficaces aux frontières ». L'OMI renchérit en posant comme affirmation le lien intrinsèque entre terrorisme et migrations, quand bien même ni les attentats du 11-Septembre, ni ceux de Madrid (2004) ou de Londres (2005) ne sont le fait d'étrangers ayant illégalement franchi les frontières des pays cibles.
(11) Xenophobie Business, ibid
(12) Terreur et possession, Enquête sur la police des populations à l'ère technologique, Pièces et Main d'Oeuvre, L'Echappée, 2008
(13) « Haro sur Schengen », Benoît Bréville, Le Monde Diplomatique, janvier 2016
(14) Voir la liste des fichiers « destinés à la gestion, au contrôle et à la surveillance des étrangers », sur le site du Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s)



Article publié en Juin 2016 dans Le Poing, journal indépendant de Montpellier.