L'externalisation
des politiques migratoires de l'Union Européenne
archive juin 2016
Le
18 mars dernier, l'Union Européenne et la Turquie ont signé un
accord faisant de cette dernière un énième barrage censé
contenir, manu militari, les migrants ayant l'arrogance de
vouloir franchir la forteresse du Vieux Continent (1). Aux critiques
pointant l'autoritarisme du régime d'Erdogan et sa guerre ouverte au
peuple kurde (2) est rétorquée la sempiternelle rhétorique du
pragmatisme et de la nécessité. Mais le bavardage des diplomates
zelés ou des vociférateurs médiatiques se piquant d'humanisme
concourent à une même illusion : celle de voir cet accord
comme un compromis ponctuel, justifié par les « vagues
migratoires » récentes. Dans les faits, il n'est qu'un
symptôme de plus de la
sous-traitance de la répression des migrants par l'UE.
« A
quelle hauteur vas-tu ériger tes remparts ?
Où
vas-tu repousser tes nouveaux murs d'enceinte ? »
Noir Désir - L'Europe
Si les chiens de garde
médiatiques se plaisent à théâtraliser les différends
entre les dirigeants européens, force est de constater une certaine
convergence des politiques d'immigration des Etats de l'Union
Européenne depuis le début des années 2000. Toutes suivent un
schéma général d'externalisation : il s'agit de sous-traiter
les pratiques de coercition (refoulement, enfermement, fichage) d'une
part aux pays de départ ou de transit, et de l'autre aux sociétés
privées se partageant le gâteau de la « sécurité globale ».
Délocaliser
le flicage
Parmi l'outillage juridique dont
dispose l'UE pour favoriser l’expulsion des migrants jugés
indésirables, la « clause de réadmission obligatoire »
tient le haut du pavé. Puisqu'elle oblige les pays signataires à recueillir leurs ressortissants, voire ceux qui ont transité sur
leur sol, celle-ci fait l'objet d'un chantage constant lors de la
conclusion de traités entre les Etats européens et ceux jugés « à
risque », car pauvres, déstabilisés ou se situant sur une
route de passage.
En la matière, le « Plan
Africa » de l'Espagne, lancé dans le courant des années
2000, fait office de modèle. La péninsule ibérique a multiplié
les traités bilatéraux de « coopération migratoire »
et de réadmission avec des pays d'Afrique de l'Ouest, tout en
offrant, parallèlement, des perspectives d'aides financières,
commerciales et logistiques (3). La fameuse histoire de la carotte ;
cynique, le vice-président de la Commission Européenne - entre 2004
et 2008 - reprend l'analogie : « […] bien que ces
accords [de réadmission] soient en théorie réciproques, il est
clair qu'en pratique ils servent essentiellement les interêt de la
Communauté [européenne]. La bonne fin des négociations dépend
donc des « leviers », ou devrais-je dire des
« carottes », dont la Commission dispose, c'est à dire
d'incitations suffisamment puissantes pour obtenir la coopération du
pays tiers concerné.» (4)
Plus que de faciliter les expulsions,
il s'agit de constituer un cordon sanitaire le plus large possible,
en verrouillant des frontières extérieures à l'Europe :
policiers, juristes et fonctionnaires sont ainsi dépêchés afin
d'assister et de former les autorités locales.
Les Etats
européens n'ont bien entendu pas l'apanage de la transformation des
migrants en monnaie d'échange. Outre l'exemple turc, rappelons que
feu Kadhafi avait fait du chantage à l'émigration un pilier de sa
diplomatie, en alternant menaces apocalyptiques et verbiage raciste
(5). Mais les effets d'annonce de part et d'autre de la Méditerranée
masquent mal la permanence d'alliances conclues en sous-main. La
levée de l'embargo sur la Libye en 1999 a offert des perspectives de
juteux profits pour les firmes européennes et américaines, et ce
n'est pas un hasard si Silvio Berlusconi va, en 2004, fanfaronner à
l'inauguration du gazoline Greenstream en territoire libyen, tout en
signant à la chaîne des accords de coopération migratoire. En
finançant la prolifération des technologies de surveillance et des
centres de rétention en Libye, l'Italie délocalise le contrôle des
migrants, tout en stimulant l’appétence des sociétés privées de la
« sécurité globale »(6). Business is business, et la
gestion des migrants-marchandises n'échappe pas à la règle.
Les
migrants, ça rapporte !
Réunis en grande
pompe tous les deux ans à l'occasion du Milipol, le « salon
international de la sécurité intérieure des Etats »
tenu en région parisienne, marchands d'armes, colporteurs des
technologies de surveillance et autres coursiers de Big Brother
viennent courtiser la fibre sécuritaire des autorités nationales
et internationales. Première cible à qui refourguer les dernières
innovations liberticides, l'agence Frontex, lancée en 2005,
constitue à la fois un client privilégié et un relais publicitaire.
Officiellement chargée de superviser le contrôle des frontières
européennes, Frontex a vu son budget presque multiplié par 20 en 10
ans (7), ce qui lui a permis de s'autonomiser et de diversifier ses
pratiques : formation de personnel, production de rapports,
interventions rapides en mer et sur terre, assistance à la police
des pays dits « à risque » activités de contrôle, de
surveillance et d'enfermement, etc.(8) A l'instar de l'utilisation
macabre des territoires palestiniens occupés comme scène ouverte
pour la démonstration des technologies de contraintes israéliennes
(9), les opérations menées par Frontex constituent une vitrine de
choix pour les entreprises en quête de nouveaux marchés.
Celles-ci font d'ailleurs plus que
s'enrichir par la vente de leurs arsenaux sécuritaires :
surfant sur la vague générale de privatisation des secteurs publics
et de criminalisation des migrants, elles offrent désormais des
services variés, de l'expulsion à la gestion de camps de rétention.
Aux sociétés militaires privées (SMP) se superposent les sociétés
privées de gardiennage (SPG), qui se sont multipliées après les
attentats du 11-Septembre : de l'ONU à L'Organisation
Internationales des Migrations (OIM), le rapprochement fallacieux
réalisé entre migrations et terrorisme (10) a justifié
l'intensification de la répression, et ouvert l'appétit des
marchands de terreur. Emblématique, la compagnie G4S, second
employeur du monde avec 650.000 salariés, gère rien qu'au
Royaume-Uni « quatre prisons, quatre centres de détention pour
migrants et demandeurs d'asiles » (11), et maintient ses
activités de « sécurisation » des espaces publics dans
plus d'une centaine de pays.
Présentes à toutes les foires
sécuritaires et dans toutes les commissions d' « experts »
européennes, les sociétés privées de sécurité entendent
accentuer indéfiniment le mouvement de surveillance générale des
populations (12), dont les migrants ne forment qu'une branche
particulièrement lucrative. Ainsi, même s'il est superflu de
rappeler l'imposture d'une Marine le Pen qui aime à se grimer en
révoltée « anti-système », il est tragiquement
savoureux de voir que ses gesticulations servent avant tout les
intérêts de multinationales techno-industrielles.
Chair
à canons et chair à patrons
Finalement, les médiocres résultats
en matière d'endiguement des flux migratoires semblent indiquer que
le développement effrené des technologies de surveillance ne vise
justement qu'à ce développement même. En vérouillant les points
de passage à l'intérieur et à l'extérieur de sa forteresse, l'UE
ne réussira qu'à modifier le tracé des chemins d'errance et à les
rendre plus coûteux et plus dangereux. Les discours
droits-de-l'hommistes faisant de la guerre contre les « passeurs »
une priorité ne forment qu'un écran de fumée. D'une part, « la
sophistication de la répression entraîne une professionnalisation
du trafic, sans empêcher le passage des clandestins »
(13), et de l'autre la politique-spectacle est clairement mise au
service de la multiplication des arsenaux de surveillance.
En ce sens, le règlement Dublin II,
adopté en 2003 par les Etats de l'UE ainsi que par la Norvège,
l'Irlande et la Suisse, porte en lui-même le principe de fichage
systématique des migrants. Puisqu'il institue la règle selon
laquelle le premier Etat de passage doit être le seul à examiner
les demandes d'asile, cet accord justifie, pour son fonctionnement,
la mise en place de la gigantesque base de données Eurodac, qui
emmagasine les empreintes digitales des demandeurs d'asile (14). Ce
recensement arbitraire se couple à la généralisation des mesures
carcérales (camps, centres de rétention), aux violences policières,
administratives et sociales quotidiennes que subissent celles et ceux
condamnés à prendre la route.
En externalisant la répression des
migrants, à la fois par la délocalisation des contrôles hors de
ses frontières et pas la délégation à des sociétés privées,
l'UE réussit le tour de force d'allier déresponsabilisation et
profits ubuesques pour les entreprises européennes du
tout-sécuritaire.
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Réfugiés sur le pont reliant Braunau
(Autriche) à Simbach (Allemagne), C. Michelides
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(1) « L'UE et la Turquie
s'accordent pour ralentir l'afflux de migrants »,
LeMonde.fr, 18/03/2016
(2) Voir CQFD, n°140, « La Guerre
secrète d'Erdogan », février 2016
(3) Accords
bilatéraux signés en série, avec le Cameroun, le Sénégal, la
Côte d'Ivoire, le Ghana, la Gambie, la Mauritanie, etc.
(4)
Franco Frattini, dans une allocution devant le Sénat français,
2006
(5) « Nous ne savons pas quelle sera la réaction
des Européens blancs et chrétiens face à ce flux d'Africains
affamés et non instruits », M. Kadhafi, AFP,
02/09/2010
(6) Xenophobie Business, A quoi servent les
contrôles migratoires ?, Claire Rodier, La Découverte,
2012
(7) Passant ainsi de 6 à 115 millions
d'euros entre 2005 et 2015.
(8) Atlas des migrants en Europe,
Migreurop, Armand Colin, 2009
(9) War against the people –
Israel, the Palestinians and Global Pacification, Jeff Hapler,
Pluto Press, Londres, 2015.
(10) La résolution 1373 de l'ONU,
adoptée après les attentats du 11-Septembre, préscrit aux Etats
d' « empêcher les mouvements terroristes ou de
groupes terroristes en instituant des contrôles efficaces aux
frontières ». L'OMI renchérit en posant comme affirmation
le lien intrinsèque entre terrorisme et migrations, quand bien même
ni les attentats du 11-Septembre, ni ceux de Madrid (2004) ou de
Londres (2005) ne sont le fait d'étrangers ayant illégalement
franchi les frontières des pays cibles.
(11) Xenophobie
Business, ibid
(12) Terreur et possession, Enquête sur la
police des populations à l'ère technologique, Pièces et Main
d'Oeuvre, L'Echappée, 2008
(13) « Haro sur Schengen »,
Benoît Bréville, Le Monde Diplomatique, janvier 2016
(14) Voir
la liste des fichiers « destinés à la gestion, au contrôle
et à la surveillance des étrangers », sur le site du
Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s)
Article publié en Juin 2016 dans
Le Poing, journal indépendant de Montpellier.