Un jour, en mars, il est 22h30. En une
bourrasque faite de corps et de cris, un groupe de jeunes entre en
trombe dans la clinique médicale, portant à bout de bras un gamin
de 15 ans inconscient. Les spasmes qui l'agitent, auxquels succède
l'hébétude la plus complète, font naître l'inquiétude sur chaque
visage. L'imminence d'un danger presque vital semble poindre, tant
l'état physique de celui que l'on a déposé là, sur un banc
recouvert de bâches en plastique, est impressionnant. Ses paroles,
quand il peut alors en prononcer quelques unes, sont elles aussi
alarmantes – leur traduction, dans le brouhaha, parvient à nos
oreilles : « Il va mourir, il va mourir ».
Néanmoins, l'unique pronostic vital que l'on pourrait engager est
celui de la persistance de l'espoir, parmi ces existences capturées
aux frontières. Le jeune fait une crise d'angoisse, c'est son corps
qui parle, exprime, crie. Des scènes comme celle-ci sont
habituelles, et sont condamnées à se répéter inlassablement tant
que des enfants, venus seuls ou ayant perdu leur famille en chemin,
seront parqués dans des camps pendant des mois, sans soutien social
et psychologique consistant.
A
Moria, les « mineurs non accompagnés » sont placés dans
les « Sections », espaces encadrés de grillages abritant
de longues bâtisses en métal dont les chambres accueillent entre 15
et 20 jeunes. Si les conditions de vie qui y règnent sont bien
supérieures au reste du camp, les gamins restent livrés à
eux-mêmes. L'imbroglio de la situation est telle que l'on ne sait
jamais vraiment qui est en charge de ceux-ci et à quel moment ;
militaires, policiers, bénévoles internationaux.les, fonctionnaires
grecs.ques piétinent, se renvoient les responsabilités. Cette
organisation sibylline contraste avec l’incisive réalité. Notre
clinique se trouvant à proximité immédiate des Sections, nous
recevons quotidiennement des jeunes souffrant d'addictions, impliqués
dans des combats, blessés, les bras scarifiés, corps pliés et
visages fermés, vis-à-vis desquels nous n'avons aucune autre réponse qu'un moment d'écoute, une discussion, une tranche de rire
arrachée au réel. L'unique psychologue qui leur est officiellement
dédié est relativement absent, et a du être poussé à de
multiples reprises par les ONG présentes pour réellement entamer
son travail ; mais la relation de soin reste médiocre, et les
jeunes préfèrent souvent s'en passer. Quelques personnes s'activent
pour les aider, donnent de leur cœur et de leur temps ;
quelques pépites d'humanité dans l'ombre froide d'un camp.
Ce
soir de mars, après avoir été emmené à l'intérieur de la cabine
médicale, le jeune a repris conscience de son environnement et a pu
retourner dehors, dans l'espace d'attente de la clinique. Autour de
lui, trois amis sont réunis. Sa tête repose sur les genoux de l'un
deux, qui lui caresse les cheveux pour l'apaiser. Un autre lui tient
la main, et lui parle doucement. Le dernier, celui qui parle le mieux
anglais, se fait interprète et témoigne son inquiétude à l'équipe
médicale – puis, il demande quoi faire. Il a 16 ans. Il vient
d'Afghanistan, il est un rescapé d'une route dont on n'imagine que
trop peu la violence, il est retenu entre des barbelés aux pourtours
d'une Europe qui ne veut pas de lui, ses bras sont eux aussi striés
de fines et parallèles cicatrices. Il demande quoi faire pour aider
son ami, parce que cette nuit, il sait qu'il seront seuls pour
prendre soin de lui. Ils finissent par sortir en le soutenant par les
épaules, prévenants, doux, toujours inquiets. Une solidarité dont
les mots ne peuvent décrire la beauté.
Camp de Moria, Lesbos, mars 2019
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Un
jour, en avril, il est 21h. A la porte de la clinique, mon collègue
m'appelle. « A French speaker is here ». L'homme
en question a un visage doux, il est jeune, ses gestes sont lents,
précautionneux. Il m'explique qu'il emmène avec lui des personnes
qu'il « a trouvé ». Il s'écarte alors et apparaissent
deux hommes et deux femmes. Les deux hommes ont le regard dans le
vide, le visage inexpressif ; ils sont immobiles et dissociés
du réel. L'une des femmes est recroquevillée, masquée sous une
capuche ; l'autre tremble, promène un regard furtif et angoissé
sur ce qui l'entoure, la foule, le bruit, l'agitation. Aucun.e ne
répond à mes paroles ; seule la voix d'Armand*, qui les a
accompagné.es ici, peut les atteindre. Il lui faut quelques minutes
pour les faire entrer un à un dans la clinique, puis pour les faire
asseoir. Il m'expose leurs noms, la langue qu'ils parlent et le pays
d'où ils viennent. « J'ai regardé leur police paper,
c'est comme cela que j'ai su leur nom » (1). Ils et elles
viennent d'Afrique de l'Ouest, centrale et de l'Est. Leur souffrance
transparaît dans chaque geste, ou dans chaque absence de gestes.
Leur passé, qu'ils ont ensuite déroulé entre les murs de la cabine
médicale, est une déchirure, une longue série de violence et de
perte. Après ces consultations, deux médecins expérimenté.e.s ont
fondu en larmes.
Nous
avons vu passer, et revenir, tant de personnes dont de brutales
fables dénaturent l'existence et le parcours, à travers les termes
de « migrants économiques ». L'ignominie des mots
transparaît avec plus de force encore à la vue de leur détresse
(2). De manière plus générale, face à la situation psychologique
alarmante d'une grande partie des habitant.e.s de Moria (3), les
acteurs et actrices de terrain se retrouvent relativement
désarmé.e.s. N'est présente qu'une dizaine de
psychologues et psychiatres pour 5.500 personnes. Les chances de
recevoir un soutien psychologique sont extrêmement minces, pour des
personnes ayant souvent vécu ou été témoins de la guerre, de
tortures, de violences sexuelles, d'emprisonnement abusif, de la mort
de proches ou de persécutions. De nombreux enfants souffrent eux
aussi de symptômes dépressifs, voire de PTSD (post-traumatic
stress disorder, état de stress post-traumatique). Médecins
Sans Frontières (MSF) a ainsi pu indiquer qu'à la fin de l'année
2018, 3 enfants avaient tenté de se suicider (4). Apprendre qu'une
personne que l'on a reçue à la clinique dans un état de détresse
profonde a pu avoir accès à une aide substantielle résonne avec
une puissance indicible dans nos cœurs. Et, en revoyant un mois plus
tard l'un des hommes de cette nuit-là, méconnaissable car ayant
repris vie après avoir eu accès à une aide psychologique de la
part de MSF, j'ai été inondée par une joie profonde.
Ce
soir d'avril, sur un banc, alors qu'ils et elles attendent d’être
reçues, conscient.e.s ou non de l'endroit où elles se trouvent –
l'esprit déconnecté ou rattaché à un passé vivant – Armand
s'agenouille successivement auprès d'eux et d'elles, prévenant,
attentif, profondément et admirablement humain. Lui-même rescapé
d'un monde déchiré, retenu dans un camp-frontière depuis des mois,
il donne tout de lui pour des inconnu.e.s. Une main posée sur une
épaule, des paroles réconfortantes, un prénom répété avec
douceur pour tenter de renouer l'autre avec l'ici ; autant de
gestes qui, dans l'univers du camp, prennent une dimension imposante
et requièrent un courage bouleversant. Il est revenu plusieurs fois
avec des personnes « trouvées », elles aussi, dans le
camp, tout entier dédié à les rassurer, lorsqu'elles se trouvent
imprégné.e.s d'un passé qui ne passe pas, pas encore : « Non,
ici ce n'est pas la prison, c'est une clinique médicale, ils sont là
pour t'aider, et je reste avec toi ». Une solidarité dont les
mots ne peuvent décrire la force.
La
survivance des solidarités, des rires, des complicités, des ponts
jetés entre les un.e.s et les autres, du combat pour la liberté de
circuler, de s'installer, de vivre, forme des lignes de fuite. Des
possibles. Et de l'espoir.
Camp de Moria, Lesbos, mars 2019
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* Le prénom a été modifié.
(1)
Sur la réduction de l'existence à une série de morceaux de
papiers, Papiers,
sur ce blog, 27/02/2017.
(2)
Faire
l'économie du réel, sur ce blog, 03/04/2019.
(3)
Voir le rapport de Médecins Sans Frontières, « Confronting
the mental health emergency on Samos and Lesvos. Why the containment
of asylum seekers on the Greek islands must end ».
S'il date de 2017, la situation ne s'est en aucun cas améliorée,
voire s'est fortement aggravée, notamment
sur l'île de Samos, où plus de 4.000 personnes vivent dans et
surtout autour d'un camp prévu pour 700 personnes.
(4)
Voir le documentaire de France 24, « Migrants
à Lesbos, la vie en suspens », 12/04/2019, 16'44.