Trois ans se sont écoulés
depuis la signature de l'accord entre l'Union Européenne et la
Turquie ayant transformé les îles égéennes en prisons à ciel
ouvert (1). Lesbos, Chios, Samos, Kos et Leros, confettis grecs aux
abords de la Turquie, étendent leurs barbelés et l'attente des
personnes ayant franchi la mortelle Méditerranée pour rejoindre
l'Europe.
Deux îles, Samos et Lesbos, deux ans entre mes incursions en ces frontières insulaires, et rien ne semble réellement différent. Les grandes lignes persistent, dures et glaciales : la permanence du précaire, l'incertitude, la mise à l'écart. La production des « indésirables » (2) se poursuit, inébranlable.
Un camp : celui de Moria, sur
l'île de Lesbos. Celui-ci a pu recevoir, par le passé, les honneurs
d'une mise en lumière médiatique relativement inédite. Des grappes
de journalistes dépêchés sur place, des photos édifiantes,
quelques témoignages rapidement retranscrits, une ou deux histoires
brossées – et BBC pouvait aller jusqu'à lui décerner le titre de « pire camp de réfugiés sur terre » (3). L'acception est sans aucun
doute fausse, dans la mesure où le traitement inhumain des
migrant·e·s illégalisé·e·s (4) ne fait pas exception, et où un grand
nombre de camps pourraient, à travers le monde, concourir à une
telle compétition funeste et absurde. Mais s'il est aisé de rejeter avec véhémence le misérabilisme facile des médias
dominants, brosser un tableau de Moria reste un défi, surtout
lorsque l'on est, au jour le jour, plongée dans sa violente réalité.
Celle-ci vous frappe au visage, au corps, au cœur. Il faut apprendre
progressivement à démêler les fils, les énigmes, les turpitudes
d'un espace de ségrégation et d'humiliation continue, dans lequel
une multitude d'acteurs se côtoient, se chevauchent ou s'évitent.
Camp de Moria, Lesbos, Grèce. © Tessa Kraan, 2019. |
Entre 6.000 et 7.000 personnes sont
confinées sur l'île de Lesbos, dont plus de 5.000 à
Moria. Parmi eux, près de 2000 enfants, dont environ 400 sont isolé·e·s. Les barreaux cerclant le camp dessinent, comme à Samos, un symbole plus
qu'un mur : le camp déborde, et des centaines de personnes vivent à
ses abords, dans ce qui est appelé, comme à Calais ou ailleurs, la « Jungle ». Les similitudes perceptibles entre ces espaces d'exclusion à travers l'Europe ne sont pas qu'apparentes, elles
indiquent une continuité : celle d'un « continuum des formes de confinement » (5)
pour celles et ceux dont la migration est criminalisée. Mettre un
pied en Europe signifie entrer dans un dédale de mise à l'écart
systématisé.
Moria, comme les autres hotspots
grecs, est alors un signal, un avertissement, une sentence : « c'est
ainsi que vous serez traités », et ceci souvent pour des années,
avant l'espoir d'une vie stable – ou la déportation. Le message, ou plutôt sa violence,
est d'ailleurs relativement claire : surpopulation endémique et
promiscuité, entassement de tentes et de préfabriqués, sanitaires
et douches insalubres, coupures répétées d’électricité,
nourriture pour laquelle il faut attendre, en ligne, des heures,
quasi-absence d'accès à un soutien juridique, aide médicale et
psychologique insuffisante.
A la précarité physique des corps
répond une précarité psychologique intense, l'une et l'autre se
nourrissant réciproquement. Les conditions matérielles d'existence
déclenchent, aggravent et rendent difficilement supportables les
troubles psychiques résultant d'un passé souvent teinté par la
guerre, la violence, les tortures; tout autant que la vie dans le
camp de Moria rend presque impossible le traitement effectif, et sur
le long terme, de leurs symptômes. Quelques acteurs au sein d'ONG
s'activent et s'épuisent, mais les places, le temps, les moyens
manquent; et l'humanitaire n'est et ne restera qu'un palliatif
éphémère et lacunaire, tant que les camps existeront. Dès lors,
les cas d'insomnie chronique, d'état de stress post-traumatique
(PTSD), de dépression, d’anxiété sévère souvent accompagnée de
crises d'angoisses, d'auto-mutilations, sont monnaie courante, y
compris chez les personnes mineures, et parfois chez de jeunes
enfants.
Nous sortons de l'hiver. De la pluie
glaciale, des nuits aux températures négatives passées sans
chauffage, dans une tente battue par le vent égéen. Nous approchons
de l'été, brûlant et suffoquant. Les saisons passent, charriant
leurs épreuves, et les camps restent, et durent, durent
indéfiniment.
(1) L’accord du 18 mars 2016 entre l’Union
Européenne et la Turquie stipule que tous les migrants déboutés de l’asile par
l’UE arrivés depuis la Turquie y seront renvoyés ; et que pour chaque
réfugié Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien doit être relocalisé en
Europe. Depuis l'entrée en vigueur de l'accord, plus de 1.800 ont été expulsées vers la Turquie (HCR), et des milliers d'autres arrêtés en mer par les garde-côtes turcs, beaucoup finissent alors directement en prison. En contrepartie, l’UE s’est engagée à supprimer l’exigence de visas
pour les citoyens turcs se rendant sur son territoire, ainsi qu’à verser 3
milliards d’euros aux autorités turques.
(2) Agier, Michel, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, Paris, 2008.
(3) BBC News, "The worst refugee camp on earth", 28 août 2018, 13"51, Youtube.
(3) BBC News, "The worst refugee camp on earth", 28 août 2018, 13"51, Youtube.
(4) Nous utiliserons le terme d' « illégalisé-e » plutôt que celui d' « illégal-e », afin de souligner que la situation d'illégalité des personnes est le résultat d'un procédé de criminalisation de leurs parcours migratoires. Voir : « Introduction. Politiques d'irrégularisation », Migrations Société, vol. 171, n°1, 2018, p. 13-18.
(5) Sur ce concept, voir : Akoka, Karen et Clochard, Olivier, « Régime de confinement et gestion des migrations sur l’île de Chypre », L’Espace Politique, n°25, 2015.
(5) Sur ce concept, voir : Akoka, Karen et Clochard, Olivier, « Régime de confinement et gestion des migrations sur l’île de Chypre », L’Espace Politique, n°25, 2015.
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