jeudi 16 avril 2020

En quarantaine. Seconde


Première


En juin 2019, j'avais entamé l'ébauche jamais aboutie d'un article dont le nom, aujourd'hui, prend une tournure bien différente : “En quarantaine”. J'y esquissais l'aperçu d'une espace dans un espace, une relégation temporaire dans la relégation générale : celui de la karantina, à l'intérieur du camp de Moria, à Lesbos. Les personnes nouvellement arrivées y étaient auparavant conduites avant qu'une tente, un container, une portion de territoire si restreinte qu'on y étouffe, leur soit attribuée. La portée sanitaire de la quarantaine semblait secondaire ; elle scellait plutôt l'emprise d'un contrôle.
La karantina se trouve au centre du camp, cerclée de bureaux où s'activent policiers, agents de Frontex, du HCR (1), de médecins grecs, de porteurs de talkies-walkies. Cerclée de barreaux, surtout. Un rectangle divisé en deux. Une grande tente où s'alignaient des lits superposés et des corps comme entassés – ce sont les mots de celles et ceux qui y vivaient, sentant dans leur chair qu'ils seraient dès lors pensés en terme de nombres. Et une petite cour. Le mot est absurde. Des graviers, des grilles et pas de toit.

J'écrivais alors :
« Il y a des images, aux bords de l'Europe, qui attrapent la conscience et soulèvent le cœur. Il y a des mots, criés ou murmurés, qui emplissent l'atmosphère et dénudent le réel en un éclair. »

Ces images et ces mots renvoyaient à trois histoires glaçantes, vécues en quarantaine, l'érigeant comme révélateur pour celles et ceux qui écoutent les confinés ; mais surtout comme avertissement pour ces derniers. Voilà à quoi on vous réduit arbitrairement, voilà comment vous serez traités dorénavant.

La première histoire s'était conclue sur une blague aux contours acérés, jetée par des uniformes. Nous sortions tard dans la nuit de la clinique médicale. Je raccompagnais une jeune femme pliée en deux, en la soutenant par le bras, ma main serrant la sienne, le cœur serré de savoir d'où viennent les douleurs qui lui déchiraient le bas ventre, reliquat implacable de multiples violences sexuelles subies. Arrivées devant la grille, un cadenas et une scène effroyable : des dizaines et des dizaines de personnes dormant dehors, à même le sol, en une mosaïque de corps enfermés dans une cage. Je retournais rapidement sur mes pas, la colère dans chaque fibre de mon être, chercher la clef, la demander aux policiers, cette clef de la cage où cette jeune femme retrouvera la peur d'être entourée de grappes d'inconnus. Je la demandai quand même. Il n'y avait nul part d'autre où aller. Les policiers éclatèrent de rire à la réponse ironique de l'un d'entre eux : « Pourquoi ? Vous voulez aller dormir avec eux ? ». Comme si c'était une blague, la vie humaine. Comme si c'était hilarant de tracer une ligne de plus entre les vies humaines qui comptent et celles qui peuvent être entassées. Il n'y avait nul part, non plus, où crier l'insoutenable infligé à celles et ceux venant de survivre à la traversée éprouvante de la Méditerranée.

La traversée et ce qu'elle peut laisser dans les cœurs, c'était la seconde histoire. Dans la clinique, un homme regardait le sol, racontait des bris de son histoire à lui, d'il y a des mois, des semaines, et puis d'aujourd'hui. Il était présent sur un canot pneumatique qui a chaviré. Il habitait dans la karantina, avec les hommes et les femmes dans la cage, les uns à coté de autres. Il dit : « Je ne peux pas retourner là-bas. Tous ces gens.. je vois des corps morts dans la mer ». Des parallèles se tracent avec des mondes que l'on voudraient impossibles, et qui se perpétuent. Les horreurs du passé et du présent se superposent. Lui aussi devait retourner dans cette cage, à quelques mètres de laquelle flotte toujours un drapeau de l'Union Européenne.

La dernière histoire, c'est celle d'un rempart minuscule forgé du bout des doigts. Un soir, dans la clinique médicale, s'est formée une petite rivière brune, s'écoulant de long en large, comme sortant de terre. Nous apprîmes qu'un tuyau d'évacuation des eaux usées avait éclaté derrière la karantina. Excréments et urines mêlés s'échappaient ; nous pataugions. Le pire, sans doute, était que l'odeur n'était pas plus dérangeante que d'habitude – l'air du camp est constamment chargé d'exhalaisons tenaces. Les flots viciés traversaient la karantina avant d'arriver dans notre clinique. C'était un dimanche, personne n'allait venir en arrêter le cours ; c'était un camp de réfugiés, personne n'allait venir tout court. Les placés en quarantaine se dévêtirent de ce qu'ils purent, attrapèrent des couvertures, et construisirent des digues. Avant de dormir à coté, par terre.


Camp de Moria, Lesbos, Grèce. Tessa Kraan

Seconde


Cette dernière histoire, elle commence pour moi dans la clinique, à nouveau, mais nous pouvons remonter le cours de sa coulée immonde plus loin encore que les mains de ceux qui la contiennent par des bouts de tissu, bien plus loin que le tuyau brisé, là où se joue ce qui rend ces histoires possibles – pire, banales.

Cette « dernière » histoire, mais nous n'aurons jamais fini de les égrener, ces histoires aux frontières, et elles n'auront jamais fini de ne pas être écoutées. Il y en a des centaines, des milliers, dans les camps, dans les centres de détention, sur la crête de l'oubli, des histoires comme celles-ci.

Les mots pour les dire évoluent, où plutôt le monde est bousculé, et les mots perdent le sens dont on voulait les habiller. Nous pouvions parler de la karantina et dire que le camp lui-même était une mise en quarantaine, une mise à part : la métaphore prenait. Et puis sa forme littérale s'est abattue sur les habitants de Moria, le 17 mars 2020, quand justifiée par la pandémie de Covid-19 l'interdiction absolue de sortir du camp a concrétisé plus fortement encore leur mise au ban.

L'expérience de la quarantaine par les confinés légitimes de l'Europe diverge radicalement de celle des confinés à ses confins. La distanciation sociale, d'abord, rendue impossible là où 20.000 personnes cohabitent dans un espace prévu pour 3000, là où les files d'attente rythment de façon insupportable le quotidien – attendre en ligne pour de la nourriture, de l'eau, des soins, une douche, des toilettes. L'interdiction de sortir, aussi, quand sortir voulait dire s'échapper, même pour une journée, de l'enfer des coups de couteaux, de la boue, des montagnes de déchets, des cris, de la foule constante. Être confiné à Moria signifie ne plus recevoir la maigre aide financière mensuelle allouée par le HCR, ne plus pouvoir acheter par soi même nourriture, produits d'hygiène, vêtements. Et apprendre, dans la foulée, que les distributions organisées par les quelques ONG restantes (2) sont interdites, car cela formerait un « attroupement de plus de 10 personnes ». L'ironie est amère. Surtout lorsque l'on sait que rien de consistant n'est prévu par les autorités en cas de propagation du virus dans le camp.

L'expérience de la quarantaine est toute autre surtout parce que la distance matérielle, pensée en mètres, en kilomètres, relativement à un point, à un autre, est comme annulée, et ce bien avant la mise en confinement du monde. Les exilés vivent dans un espace artificiellement lointain, détaché – détaché de la population légitime, détachée de l'Union Européenne et de ses responsabilités, détaché d'un continent, un non-lieu où vivre, survivre et attendre, indéfiniment attendre : 

« Une part immense, la plus grande part peut être de l'action des gouvernements ne consiste pas du tout à contribuer à un règlement même partiel des problèmes de notre temps, mais à s'assurer qu'ils demeurent assez loin, ce qui n'implique pas d'ailleurs de très longues distances : on se souvient de l'époque où répéter que l'épuration ethnique en cours sur le territoire de Bosnie se déroulait à "deux heures de Paris" ne servait rigoureusement à rien, tant deux heures de Paris s'avéraient une distance suffisante pour ne point y songer, et vaquer à ses affaires. Deux heures étaient suffisamment loin. C'est en quoi le sort fait aux étrangers est la pierre de touche de la gouvernementalité contemporaine en général : la décision d'éloignement leur fait un trait commun. [...]
Cette politique des lointains a une conséquence singulière : là où l'éloignement et la proximité d'un lieu sont d'ordinaire choses relatives, dont la mesure dépend du point où l'on se place, la politique produit des espaces absolument, ontologiquement loin - loin non d'ici ou de là, mais loin, loin tout court. [...] Moria est loin, non relativement mais absolument, la preuve : que l'Europe s'y abîme et y sombre n'empêche pas de dormir, et comme dans l'espace, personne ne vous y entend hurler.
» (3)



(1) Haut Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés.
(2) Sur les événements survenus, ces deux derniers mois, à Lesbos et aux frontières orientales de la Grèce, voir « Lesbos, une trainée de poudre qui n'en finit pas », CQFD, avril 2020.
(3) Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, « Réfugiés, exilés : quand l'Europe s'en lave les mains », AOC - Analyse Opinion Critique, 12 mars 2020. Texte bouleversant et puissant à lire gratuitement : l'inscription sur le site d'AOC donne droit à trois articles par mois.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire