jeudi 12 janvier 2017

Déléguer pour mieux réprimer

 

L'externalisation des politiques migratoires                                 de l'Union Européenne

 archive juin 2016

 

Le 18 mars dernier, l'Union Européenne et la Turquie ont signé un accord faisant de cette dernière un énième barrage censé contenir, manu militari, les migrants ayant l'arrogance de vouloir franchir la forteresse du Vieux Continent (1). Aux critiques pointant l'autoritarisme du régime d'Erdogan et sa guerre ouverte au peuple kurde (2) est rétorquée la sempiternelle rhétorique du pragmatisme et de la nécessité. Mais le bavardage des diplomates zelés ou des vociférateurs médiatiques se piquant d'humanisme concourent à une même illusion : celle de voir cet accord comme un compromis ponctuel, justifié par les « vagues migratoires » récentes. Dans les faits, il n'est qu'un symptôme de plus de la sous-traitance de la répression des migrants par l'UE.



« A quelle hauteur vas-tu ériger tes remparts ? 
Où vas-tu repousser tes nouveaux murs d'enceinte ? »
 Noir Désir - L'Europe    

Si les chiens de garde médiatiques se plaisent à théâtraliser les différends entre les dirigeants européens, force est de constater une certaine convergence des politiques d'immigration des Etats de l'Union Européenne depuis le début des années 2000. Toutes suivent un schéma général d'externalisation : il s'agit de sous-traiter les pratiques de coercition (refoulement, enfermement, fichage) d'une part aux pays de départ ou de transit, et de l'autre aux sociétés privées se partageant le gâteau de la « sécurité globale ».

Délocaliser le flicage


Parmi l'outillage juridique dont dispose l'UE pour favoriser l’expulsion des migrants jugés indésirables, la « clause de réadmission obligatoire » tient le haut du pavé. Puisqu'elle oblige les pays signataires à recueillir leurs ressortissants, voire ceux qui ont transité sur leur sol, celle-ci fait l'objet d'un chantage constant lors de la conclusion de traités entre les Etats européens et ceux jugés « à risque », car pauvres, déstabilisés ou se situant sur une route de passage.
En la matière, le « Plan Africa » de l'Espagne, lancé dans le courant des années 2000, fait office de modèle. La péninsule ibérique a multiplié les traités bilatéraux de « coopération migratoire » et de réadmission avec des pays d'Afrique de l'Ouest, tout en offrant, parallèlement, des perspectives d'aides financières, commerciales et logistiques (3). La fameuse histoire de la carotte ; cynique, le vice-président de la Commission Européenne - entre 2004 et 2008 - reprend l'analogie : « […] bien que ces accords [de réadmission] soient en théorie réciproques, il est clair qu'en pratique ils servent essentiellement les interêt de la Communauté [européenne]. La bonne fin des négociations dépend donc des « leviers », ou devrais-je dire des « carottes », dont la Commission dispose, c'est à dire d'incitations suffisamment puissantes pour obtenir la coopération du pays tiers concerné.» (4)
Plus que de faciliter les expulsions, il s'agit de constituer un cordon sanitaire le plus large possible, en verrouillant des frontières extérieures à l'Europe : policiers, juristes et fonctionnaires sont ainsi dépêchés afin d'assister et de former les autorités locales.
Les Etats européens n'ont bien entendu pas l'apanage de la transformation des migrants en monnaie d'échange. Outre l'exemple turc, rappelons que feu Kadhafi avait fait du chantage à l'émigration un pilier de sa diplomatie, en alternant menaces apocalyptiques et verbiage raciste (5). Mais les effets d'annonce de part et d'autre de la Méditerranée masquent mal la permanence d'alliances conclues en sous-main. La levée de l'embargo sur la Libye en 1999 a offert des perspectives de juteux profits pour les firmes européennes et américaines, et ce n'est pas un hasard si Silvio Berlusconi va, en 2004, fanfaronner à l'inauguration du gazoline Greenstream en territoire libyen, tout en signant à la chaîne des accords de coopération migratoire. En finançant la prolifération des technologies de surveillance et des centres de rétention en Libye, l'Italie délocalise le contrôle des migrants, tout en stimulant l’appétence des sociétés privées de la « sécurité globale »(6). Business is business, et la gestion des migrants-marchandises n'échappe pas à la règle.

Les migrants, ça rapporte !


Réunis en grande pompe tous les deux ans à l'occasion du Milipol, le « salon international de la sécurité intérieure des Etats » tenu en région parisienne, marchands d'armes, colporteurs des technologies de surveillance et autres coursiers de Big Brother viennent courtiser la fibre sécuritaire des autorités nationales et internationales. Première cible à qui refourguer les dernières innovations liberticides, l'agence Frontex, lancée en 2005, constitue à la fois un client privilégié et un relais publicitaire. Officiellement chargée de superviser le contrôle des frontières européennes, Frontex a vu son budget presque multiplié par 20 en 10 ans (7), ce qui lui a permis de s'autonomiser et de diversifier ses pratiques : formation de personnel, production de rapports, interventions rapides en mer et sur terre, assistance à la police des pays dits « à risque » activités de contrôle, de surveillance et d'enfermement, etc.(8)  A l'instar de l'utilisation macabre des territoires palestiniens occupés comme scène ouverte pour la démonstration des technologies de contraintes israéliennes (9), les opérations menées par Frontex constituent une vitrine de choix pour les entreprises en quête de nouveaux marchés.
Celles-ci font d'ailleurs plus que s'enrichir par la vente de leurs arsenaux sécuritaires : surfant sur la vague générale de privatisation des secteurs publics et de criminalisation des migrants, elles offrent désormais des services variés, de l'expulsion à la gestion de camps de rétention. Aux sociétés militaires privées (SMP) se superposent les sociétés privées de gardiennage (SPG), qui se sont multipliées après les attentats du 11-Septembre : de l'ONU à L'Organisation Internationales des Migrations (OIM), le rapprochement fallacieux réalisé entre migrations et terrorisme (10) a justifié l'intensification de la répression, et ouvert l'appétit des marchands de terreur. Emblématique, la compagnie G4S, second employeur du monde avec 650.000 salariés, gère rien qu'au Royaume-Uni « quatre prisons, quatre centres de détention pour migrants et demandeurs d'asiles » (11), et maintient ses activités de « sécurisation » des espaces publics dans plus d'une centaine de pays.
Présentes à toutes les foires sécuritaires et dans toutes les commissions d' « experts » européennes, les sociétés privées de sécurité entendent accentuer indéfiniment le mouvement de surveillance générale des populations (12), dont les migrants ne forment qu'une branche particulièrement lucrative. Ainsi, même s'il est superflu de rappeler l'imposture d'une Marine le Pen qui aime à se grimer en révoltée « anti-système », il est tragiquement savoureux de voir que ses gesticulations servent avant tout les intérêts de multinationales techno-industrielles.

Chair à canons et chair à patrons


Finalement, les médiocres résultats en matière d'endiguement des flux migratoires semblent indiquer que le développement effrené des technologies de surveillance ne vise justement qu'à ce développement même. En vérouillant les points de passage à l'intérieur et à l'extérieur de sa forteresse, l'UE ne réussira qu'à modifier le tracé des chemins d'errance et à les rendre plus coûteux et plus dangereux. Les discours droits-de-l'hommistes faisant de la guerre contre les « passeurs » une priorité ne forment qu'un écran de fumée. D'une part, « la sophistication de la répression entraîne une professionnalisation du trafic, sans empêcher le passage des clandestins » (13), et de l'autre la politique-spectacle est clairement mise au service de la multiplication des arsenaux de surveillance.
En ce sens, le règlement Dublin II, adopté en 2003 par les Etats de l'UE ainsi que par la Norvège, l'Irlande et la Suisse, porte en lui-même le principe de fichage systématique des migrants. Puisqu'il institue la règle selon laquelle le premier Etat de passage doit être le seul à examiner les demandes d'asile, cet accord justifie, pour son fonctionnement, la mise en place de la gigantesque base de données Eurodac, qui emmagasine les empreintes digitales des demandeurs d'asile (14). Ce recensement arbitraire se couple à la généralisation des mesures carcérales (camps, centres de rétention), aux violences policières, administratives et sociales quotidiennes que subissent celles et ceux condamnés à prendre la route.
 
En externalisant la répression des migrants, à la fois par la délocalisation des contrôles hors de ses frontières et pas la délégation à des sociétés privées, l'UE réussit le tour de force d'allier déresponsabilisation et profits ubuesques pour les entreprises européennes du tout-sécuritaire.

Réfugiés sur le pont reliant Braunau (Autriche) à Simbach (Allemagne), C. Michelides


(1) « L'UE et la Turquie s'accordent pour ralentir l'afflux de migrants », LeMonde.fr, 18/03/2016
(2) Voir CQFD, n°140, « La Guerre secrète d'Erdogan », février 2016
(3) Accords bilatéraux signés en série, avec le Cameroun, le Sénégal, la Côte d'Ivoire, le Ghana, la Gambie, la Mauritanie, etc.
(4) Franco Frattini, dans une allocution devant le Sénat français, 2006
(5) « Nous ne savons pas quelle sera la réaction des Européens blancs et chrétiens face à ce flux d'Africains affamés et non instruits », M. Kadhafi, AFP, 02/09/2010
(6) Xenophobie Business, A quoi servent les contrôles migratoires ?, Claire Rodier, La Découverte, 2012
(7) Passant ainsi de 6 à 115 millions d'euros entre 2005 et 2015.
(8) Atlas des migrants en Europe, Migreurop, Armand Colin, 2009
(9) War against the people – Israel, the Palestinians and Global Pacification, Jeff Hapler, Pluto Press, Londres, 2015.
(10) La résolution 1373 de l'ONU, adoptée après les attentats du 11-Septembre, préscrit aux Etats d'  « empêcher les mouvements terroristes ou de groupes terroristes en instituant des contrôles efficaces aux frontières ». L'OMI renchérit en posant comme affirmation le lien intrinsèque entre terrorisme et migrations, quand bien même ni les attentats du 11-Septembre, ni ceux de Madrid (2004) ou de Londres (2005) ne sont le fait d'étrangers ayant illégalement franchi les frontières des pays cibles.
(11) Xenophobie Business, ibid
(12) Terreur et possession, Enquête sur la police des populations à l'ère technologique, Pièces et Main d'Oeuvre, L'Echappée, 2008
(13) « Haro sur Schengen », Benoît Bréville, Le Monde Diplomatique, janvier 2016
(14) Voir la liste des fichiers « destinés à la gestion, au contrôle et à la surveillance des étrangers », sur le site du Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s)



Article publié en Juin 2016 dans Le Poing, journal indépendant de Montpellier.

1 commentaire:

  1. Une indignation authentique face au cynisme des puissants, c'est une belle
    écriture qui n'est pas du crochet mais bien de la broderie, faite de précision
    sur l'espace, les organisations, la logistique, le dénuement, des photos de
    l'intérieur sans paravents.
    Je suis allé par procuration un moment à Samos, merci à l'auteure pour ce
    témoignage.
    Mathieu Mosché

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