lundi 27 février 2017

Papiers


La joie. Un hourra collectif, spontané, se répercute sur les murs en plastique du préfabriqué où bénévoles et réfugiés travaillent ensemble, chaque jour. Celui-ci revêt une teinte particulière, celle de l'espoir, sans doute : après dix mois de stagnation contrainte, un collègue, un camarade, un ami exilé du Burundi a reçu ses « papiers ». Le droit de partir, à nouveau, de sillonner la mer autrement que sur une embarcation de fortune pour rejoindre les terres continentales. Nul ne se leurre sur ce qui attend les réfugiés autorisés à s'extirper de l'île étouffante : souvent, la silhouette d'un autre camp se profile, et l'attente s'étire, toujours, entre l'étau juridique et policier. L'épée de Damoclès du refus de la demande d'asile et de l'expulsion subsiste, inébranlable. 
Mais la joie reste intense. Dans la brume de l'incertitude, ces quelques lignes couchées sur le papier pointent au moins la bonne direction. Et impulsent un mouvement. Ces « papiers »-ci, toutes et tous les attendent. Toutes et tous en dépendent car, d'une manière générale, l'existence rétrécie imposée aux réfugiés à Samos demeure constamment suspendue à une collection de papiers.

Mandala peinte par M., venu d'Afghanistan

A peine débarqués, souvent trempés, femmes, hommes, enfants et bébés patientent plusieurs heures entre les grilles de la zone d' « identification », dans le camp. Leur « réception » annonce la manière dont ils seront traités pour les semaines voire les mois à venir par les policiers sur place : souvent trempés, après avoir passé d'interminables heures sur les flots, dans un canot pneumatique prêt à chavirer, ils sont parqués, bousculés, invectivés voire insultés. Seule une poignée de bénévoles leur fournissent, au prix d’une négociation acharnée avec les autorités, une aide médicale d’urgence et des vêtements secs. Toute la logique sécuritaire de l’Europe est ici mise à nue : les premières mesures prises lors de la réception de nouveaux arrivés, pour la plupart en état de stress intense, voire de panique, après avoir été laissés seuls sur une embarcation sans conducteur, balancée au gré des vagues, est de procéder, immédiatement, à leur fichage.

Après l’interrogatoire, la prise de photographies et le relevé d’empruntes digitales (1), leur sont remis le premier papier, celui qu’ils apprendront à porter toujours sur eux, le « police paper ». Papier plié et replié, froissé, émietté, rendu fragile par la pluie, constamment demandé : que ce soit dans le camp, pour recevoir à manger, à boire, des soins ou de quoi se vêtir, ou en dehors des grilles, en ville. Car, comme ailleurs, le contrôle d’identité au faciès sert l’affirmation d’un rapport de pouvoir et marque un territoire : l’accès aux lieux publics et à une vie sociale autre que celle enserrée entre les barbelés du camp, s’il ne leur est pas refusé légalement (2), l’est symboliquement. La plupart des réfugiés s’y rendent malgré tout, mais cela à certaines heures : toutes et tous savent que le risque de subir humiliations et violences, voire d’être arrêté arbitrairement, est multiplié lorsque la nuit est tombée. Ces pratiques témoignent une fois encore de la suspicion permanente, emprunte de racisme, qui est entretenue envers les réfugiés : viser à les décourager de sortir dans la soirée, ou de rentrer de nuit, les essentialise comme potentiels fauteurs de trouble. 
A cela s’ajoute le rejet d’une partie de la communauté locale, tant dans les rapports de proximité, dans la rue, les cafés, les restaurants, qu’au niveau de certaines organisations associatives ou professionnelles de Samos. Celle regroupant les directeurs d’hôtels et d’auberges s’est ainsi arcboutée dans une posture résolument hostile à l’hébergement des réfugiés, malgré la crise touristique que l’île rencontre et les bénéfices qu’ils pourraient en tirer (3), et exercent une pression continue sur les établissements acceptant malgré tout d’en recevoir. Eclosent d’autres papiers : un florilège de pétitions, de déclarations collectives, de communiqués de presse, destiné à marquer le refus de mettre à l’abri des personnes vulnérables, plongées dans la précarité du camp.




Retour au quotidien, au camp, au jour le jour : tous portent sur eux le « police paper », outil pour le contrôle permanent auquel ils sont soumis, tout  autant que support d’une identité provisoire, resserrée. Y sont consignés noms, genre, date d’arrivée, pays d’origine, langues parlées. « Reasons of fleeing ». Raisons de la fuite, cause du départ. Tracées rapidement, d’une main pressée, trois lettres récurrentes occupent étroite case : « WAR ».

Pour la majorité des réfugiés, seul le « police paper » leur confère une identité légale – quoique transitoire – puisque beaucoup sont dépourvus de cartes d’identité ou de passeport. Qu’ils n’en aient jamais eu, qu’ils les aient perdus en route ou qu’ils décident de les dissimuler volontairement, la plupart s’accordent sur l’importance de ne pas en posséder. Ceux-ci peuvent aisément être considérés comme faux par les autorités si ce n’est jouer en la défaveur des demandeurs d’asile : des exilés d’Alep ont ainsi été accusés de mentir, car les papiers en leur possession, délivrés lors de leur voyage, furent estampillés du nom d’une autre ville de Syrie, placée sur leur route. L’idée d’un accueil quasi systématique des ressortissants syriens est un fantasme : les autorités cherchent constamment à pointer ce qui est jugé incohérent dans leur récit de vie, et les expulsions vers la Turquie, en vertu de l’accord de mars dernier (4), concernent toutes les nationalités. 

Enfermement, dissuasion et déportation : les mesures liberticides et sécuritaires prévalent sur toute autre considération. En ce sens, le gouvernement grec, appuyé par l’Union Européenne, entend accélérer les procédures de reconduite sur le territoire turc, en construisant de nouveaux « centres de détention pré-expulsion ». Aujourd’hui au nombre de six, placés sur les îles orientales de Grèce, ils seront destinés à enfermer les déboutés de l’asile, en vue de les expulser rapidement (5).  

Qu’importe les alertes concernant la précarité vécue par les réfugiés en Turquie, leur exploitation au travail (6), leur exposition aux violences physiques et sexuelles, leur emprisonnement arbitraire et l’absence d’information légale qui leur est réservée (7) : l’UE poursuit sa logique d’externalisation de ses politiques migratoires (8), en concluant des accords avec des Etats autoritaires voire en guerre civile. Relativement satisfaits de la baisse drastique des arrivées sur les îles grecques, les dirigeants européens désirent reproduire le modèle de l’accord UE-Turquie, afin de réduire l’afflux de migrants en Italie. Réunis début février au Congrès de Malte, les chefs d'Etats européens ont en ce sens fait part de leur volonté de renforcer le contrôle aux frontières libyennes (9), un projet revenant à subordonner la répression des migrations à un pays en plein chaos politique, à propos duquel l’ONU même dénonce des cas de détention arbitraire, de torture, de travail forcé et de violences sexuelles envers les migrantes et les migrants (10). A nouveau, des papiers ; mais ceux-ci sont signés en haut lieu et paraphés par de hauts dignitaires, enrobés de dignité diplomatique : des contrats de la honte reposant sur un marchandage cynique de vies humaines.


Panepistimio, Athènes



(1) L’UE y tient particulièrement : d’un fichage informatisé de toutes et tous dépend la mise en œuvre des politiques communes de gestion des migrants, et notamment du règlement de Dublin II permettant aux pays européens de renvoyer les demandeurs d’asile dans le premier pays européen par lequel ils sont passés. L’annonce d’une reprise, à partir du mois prochain, de l’application du règlement pour les personnes arrivées par la Grèce (qui en fut pour un moment exemptée) est particulièrement inquiétante.
(2) A Samos, les réfugiés vivant dans le Centre de Réception et d’Identification (en anglais, RIC) peuvent officiellement circuler en dehors de celui-ci après une période de 25 jours.
(3) Plusieurs organisations, dont MSF ou Praksis, ainsi que le HCR, cherchent à augmenter le nombre de places dont elles disposent, afin de sortir du camp les cas les plus vulnérables (mineurs non accompagnés, familles, femmes seules avec enfants, personnes nécessitant des traitements médicaux spécifiques, etc.), et disposent de budgets destinés à en couvrir les frais.
(4) L’accord du 18 mars 2016 entre l’Union Européenne et la Turquie stipule que tous les migrants déboutés de l’asile par l’UE arrivés depuis la Turquie y seront renvoyés ; et que pour chaque réfugié Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien doit être relocalisé en Europe. En contrepartie, l’UE s’est engagée à supprimer l’exigence de visas pour les citoyens turcs se rendant sur son territoire, ainsi qu’à verser 3 milliards d’euros aux autorités turques.
(5) New detention centers at the external EU borders, European Council on Refugees and Exiles
(6) Seul 9% des réfugiés Syriens en Turquie résident dans des camps gérés par le HCR, tous les autres doivent trouver par eux-mêmes de quoi se loger, se nourrir et se vêtir. Ne recevant aucune aide financière de l’Etat, et suspendus à un statut précaire, beaucoup sont contraints d’accepter des travaux non-déclarés et sous-payés. Human Rights Watch dénonce également le fait que des enfants soient contraints de travailler
(7) Syrians returned to Turkey under EU deal "have had no access to lawyers"Refugees report being detained indefinitely in poor conditions and not being allowed to rejoin family members, The Guardian






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