La joie. Un hourra collectif, spontané, se répercute sur les
murs en plastique du préfabriqué où bénévoles et réfugiés travaillent ensemble,
chaque jour. Celui-ci revêt une teinte particulière, celle de l'espoir, sans
doute : après dix mois de stagnation contrainte, un collègue, un camarade,
un ami exilé du Burundi a reçu ses « papiers ». Le droit de partir, à
nouveau, de sillonner la mer autrement que sur une embarcation de fortune pour
rejoindre les terres continentales. Nul ne se leurre sur ce qui attend les
réfugiés autorisés à s'extirper de l'île étouffante : souvent, la silhouette
d'un autre camp se profile, et l'attente s'étire, toujours, entre l'étau
juridique et policier. L'épée de Damoclès du refus de la demande d'asile et de
l'expulsion subsiste, inébranlable.
Mais la joie reste intense. Dans la brume
de l'incertitude, ces quelques lignes couchées sur le papier pointent au moins
la bonne direction. Et impulsent un mouvement. Ces « papiers »-ci, toutes et tous les attendent.
Toutes et tous en dépendent car, d'une manière générale, l'existence rétrécie
imposée aux réfugiés à Samos demeure constamment suspendue à une collection de
papiers.
Mandala peinte par M., venu d'Afghanistan |
A peine débarqués, souvent trempés, femmes, hommes, enfants
et bébés patientent plusieurs heures entre les grilles de la zone
d' « identification », dans le camp. Leur
« réception » annonce la manière dont ils seront traités pour les
semaines voire les mois à venir par les policiers sur place : souvent
trempés, après avoir passé d'interminables heures sur les flots, dans un
canot pneumatique prêt à chavirer, ils sont parqués, bousculés, invectivés
voire insultés. Seule une poignée de bénévoles leur fournissent, au prix d’une
négociation acharnée avec les autorités, une aide médicale d’urgence et des
vêtements secs. Toute la logique sécuritaire de l’Europe est ici mise à
nue : les premières mesures prises lors de la réception de nouveaux
arrivés, pour la plupart en état de stress intense, voire de panique, après
avoir été laissés seuls sur une embarcation sans conducteur, balancée au gré
des vagues, est de procéder, immédiatement, à leur fichage.
Après l’interrogatoire, la prise de photographies et le
relevé d’empruntes digitales (1), leur sont remis le premier papier, celui
qu’ils apprendront à porter toujours sur eux, le « police paper ». Papier
plié et replié, froissé, émietté, rendu fragile par la pluie, constamment
demandé : que ce soit dans le camp, pour recevoir à manger, à boire, des
soins ou de quoi se vêtir, ou en dehors des grilles, en ville. Car, comme ailleurs,
le contrôle d’identité au faciès sert l’affirmation d’un rapport de pouvoir et
marque un territoire : l’accès aux lieux publics et à une vie sociale
autre que celle enserrée entre les barbelés du camp, s’il ne leur est pas
refusé légalement (2), l’est symboliquement. La plupart des réfugiés s’y rendent
malgré tout, mais cela à certaines heures : toutes et tous savent que le
risque de subir humiliations et violences, voire d’être arrêté arbitrairement, est multiplié lorsque la nuit est tombée. Ces pratiques témoignent une fois
encore de la suspicion permanente, emprunte de racisme, qui est entretenue
envers les réfugiés : viser à les décourager de sortir dans la soirée, ou de
rentrer de nuit, les essentialise comme potentiels fauteurs de trouble.
A cela
s’ajoute le rejet d’une partie de la communauté locale, tant dans les rapports
de proximité, dans la rue, les cafés, les restaurants, qu’au niveau de
certaines organisations associatives ou professionnelles de Samos. Celle regroupant
les directeurs d’hôtels et d’auberges s’est ainsi arcboutée dans une posture
résolument hostile à l’hébergement des réfugiés, malgré la crise touristique
que l’île rencontre et les bénéfices qu’ils pourraient en tirer (3), et
exercent une pression continue sur les établissements acceptant malgré tout
d’en recevoir. Eclosent d’autres papiers : un florilège de pétitions, de déclarations
collectives, de communiqués de presse, destiné à marquer le refus de mettre à l’abri
des personnes vulnérables, plongées dans la précarité du camp.
Retour au quotidien, au camp, au jour le jour : tous
portent sur eux le « police paper », outil pour le contrôle permanent
auquel ils sont soumis, tout autant que support d’une identité provisoire, resserrée. Y
sont consignés noms, genre, date d’arrivée, pays d’origine, langues parlées.
« Reasons of fleeing ». Raisons de la fuite, cause du départ. Tracées
rapidement, d’une main pressée, trois lettres récurrentes occupent étroite case
: « WAR ».
Pour la majorité des réfugiés, seul le « police
paper » leur confère une identité légale – quoique transitoire – puisque
beaucoup sont dépourvus de cartes d’identité ou de passeport. Qu’ils n’en aient
jamais eu, qu’ils les aient perdus en route ou qu’ils décident de les
dissimuler volontairement, la plupart s’accordent sur l’importance de ne pas en
posséder. Ceux-ci peuvent aisément être considérés comme faux par les autorités
si ce n’est jouer en la défaveur des demandeurs d’asile : des exilés
d’Alep ont ainsi été accusés de mentir, car les papiers en leur possession,
délivrés lors de leur voyage, furent estampillés du nom d’une autre ville de
Syrie, placée sur leur route. L’idée d’un accueil quasi systématique des
ressortissants syriens est un fantasme : les autorités cherchent
constamment à pointer ce qui est jugé incohérent dans leur récit de vie, et les
expulsions vers la Turquie, en vertu de l’accord de mars dernier (4),
concernent toutes les nationalités.
Enfermement, dissuasion et déportation :
les mesures liberticides et sécuritaires prévalent sur toute autre
considération. En ce sens, le gouvernement grec, appuyé par l’Union Européenne,
entend accélérer les procédures de reconduite sur le territoire turc, en construisant
de nouveaux « centres de détention pré-expulsion ». Aujourd’hui
au nombre de six, placés sur les îles orientales de Grèce, ils seront destinés
à enfermer les déboutés de l’asile, en vue de les expulser rapidement (5).
Qu’importe les alertes concernant la
précarité vécue par les réfugiés en Turquie, leur exploitation au travail (6),
leur exposition aux violences physiques et sexuelles, leur emprisonnement
arbitraire et l’absence d’information légale qui leur est réservée (7) : l’UE poursuit sa logique d’externalisation de
ses politiques migratoires (8), en concluant des accords avec des Etats
autoritaires voire en guerre civile. Relativement satisfaits de la baisse
drastique des arrivées sur les îles grecques, les dirigeants européens
désirent reproduire le modèle de l’accord UE-Turquie, afin de réduire l’afflux
de migrants en Italie. Réunis début février au Congrès de Malte, les chefs d'Etats européens ont en ce sens fait
part de leur volonté de renforcer le contrôle aux frontières libyennes (9), un
projet revenant à subordonner la répression des migrations à un pays en plein
chaos politique, à propos duquel l’ONU même dénonce des cas de détention
arbitraire, de torture, de travail forcé et de violences sexuelles envers les
migrantes et les migrants (10). A nouveau, des papiers ; mais ceux-ci sont signés
en haut lieu et paraphés par de hauts dignitaires, enrobés de dignité diplomatique :
des contrats de la honte reposant sur un marchandage cynique de vies humaines.
Panepistimio, Athènes |
(1) L’UE y tient particulièrement : d’un
fichage informatisé de toutes et tous dépend la mise en œuvre des politiques
communes de gestion des migrants, et notamment du règlement de Dublin II permettant
aux pays européens de renvoyer les demandeurs d’asile dans le premier pays
européen par lequel ils sont passés. L’annonce d’une reprise, à partir du mois
prochain, de l’application du règlement pour les personnes arrivées par la
Grèce (qui en fut pour un moment exemptée) est particulièrement inquiétante.
(2) A Samos, les réfugiés vivant dans le Centre
de Réception et d’Identification (en anglais, RIC) peuvent officiellement circuler en dehors de
celui-ci après une période de 25 jours.
(3) Plusieurs organisations, dont MSF ou
Praksis, ainsi que le HCR, cherchent à augmenter le nombre de places dont elles
disposent, afin de sortir du camp les cas les plus vulnérables (mineurs non
accompagnés, familles, femmes seules avec enfants, personnes nécessitant des
traitements médicaux spécifiques, etc.), et disposent de budgets destinés à en
couvrir les frais.
(4) L’accord du 18 mars 2016 entre l’Union
Européenne et la Turquie stipule que tous les migrants déboutés de l’asile par
l’UE arrivés depuis la Turquie y seront renvoyés ; et que pour chaque
réfugié Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien doit être relocalisé en
Europe. En contrepartie, l’UE s’est engagée à supprimer l’exigence de visas
pour les citoyens turcs se rendant sur son territoire, ainsi qu’à verser 3
milliards d’euros aux autorités turques.
(5) New detention centers at the external EU borders, European Council on Refugees and Exiles
(6) Seul 9% des réfugiés Syriens en Turquie
résident dans des camps gérés par le HCR, tous les autres doivent trouver par
eux-mêmes de quoi se loger, se nourrir et se vêtir. Ne recevant aucune aide
financière de l’Etat, et suspendus à un statut précaire, beaucoup sont
contraints d’accepter des travaux non-déclarés et sous-payés. Human Rights
Watch dénonce également le fait que des enfants soient contraints de travailler
(7) Syrians returned to Turkey under EU deal "have had no access to lawyers", Refugees report being detained indefinitely in poor conditions and not being allowed to rejoin family members, The Guardian
(8) Déléguer pour mieux réprimer, sur ce blog
(9) La Libye et ses voisins au coeur du Sommet de Malte, France Terre d'Asile
(10) « Detained and deshumanized, Report on human rights abuses against migrants in Libya », Conseil des Droits de l’Homme
de l’ONU
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