Composer avec les paradoxes :
Récit succinct du bénévolat dans un camp de réfugiés
Peintures dans le camp de Samos, réalisée par deux réfugiés |
Des vagues de révoltes contre
l'injustice, une décision : devenir bénévole, aller là-bas,
où l'intolérable se joue. En débarquant sur l'île grecque de
Samos, nous sommes
malgré nous chargés d'images spectaculaires et d'abstractions
désincarnées. Mais, au fil des jours, visages, rires et récits de
vie se substituent aux attentes que nous avions pu forger.
Immédiatement, nous faisons partie d'un collectif composé de
bénévoles et de réfugiés venus des quatre coins du monde, réunis
autour d'un travail commun : tenter de rendre la vie dans le hot
spot, cet espace clos et cerclé de barreaux, moins intolérable.
Glisser quelques pincées de normal et d'humanité dans le grand
mécanisme de tri entre admissibles et indésirables que l'Union
Européenne a mis en place.
Le groupe dont je fais partie, Samos
Volunteers (1), est une petite organisation indépendante et
auto-organisée. Nous sommes, avec les membres de Boat Refugee Foundation (2), les seuls bénévoles à travailler quotidiennement dans le camp (3). Rejetant toute forme de charité et de
pitié, nous orientons nos actions dans le sens de la
solidarité. Nous ne distribuons pas des vêtements mécaniquement,
nous tentons de coller au mieux aux besoins et aux désirs de celles
et ceux que nous rencontrons. Nous ne versons pas à la chaîne du
thé dans des gobelets à des inconnus, nous passons des heures à
discuter et à rire en se réchauffant mutuellement par l'écoute et
le partage. Nous ne regardons pas les enfants lancés sur la route de
l'exil avec pitié, nous jouons avec eux et encourageons leurs
progrès dans les cours que nous dispensons.
C'est après des semaines de
tractations, d'errances dans le dédale des circuits bureaucratiques,
de résolutions de problèmes logistiques, qu'un projet prend forme
et se réalise. Tout un travail de fourmi, invisible et
nécessaire, qui fait éclore la joie de voir s'ouvrir une nouvelle
classe de langue, débuter des cours de karaté dispensés par un
réfugié ou se dérouler une grande distribution de vêtements à
travers le camp battu par la pluie.
Nous avons conscience d'être un
palliatif utile et gratuit aux insuffisances des autorités locales
et supranationales, nous voyons les paradoxes et l'inertie, mais nous
devons être ici. Souvent, nous nous heurtons aux
paperasses, à la logique répressive du camp, aux procédures
infantilisantes. Un camp reste un camp, et celui-ci, comme ceux de
Lesbos ou de Chios, a été conçu pour être un grand centre de tri
à ciel ouvert. Mais nous continuons, ensemble et avec acharnement.
Notre travail nous mène parfois à une joie intense, comme fut celle
que j'ai pu ressentir en voyant partir pour Athènes deux jeunes Afghanes auxquelles j'ai donné des cours d'anglais pendant presque
deux mois. Une nouvelle attente, toujours en suspension, certes, mais
une nouvelle étape vers, enfin, une existence stable .. ?
L'espoir survit. Et nous sommes heureuses et heureux, même si tout ce que nous
faisons restera insuffisant tant que les frontières resteront
hérissées de barbelés, de pouvoir concrètement agir, sur le
terrain, en faveur de la dignité et de la solidarité.
Les actions de Samos Volunteers
Le matin, dès 7h, une équipe est
debout pour partager un thé matinal et gorgé de sucre, comme la
plupart de gens vivant dans le camp l'aime. Bientôt, les autres
bénévoles débarquent pour réceptionner le « restock »
préparé la veille, des sacs de vêtements à ranger dans la cabine,
avant la distribution.
Pendant celle-ci, les langues se croisent :
anglais, arabe, farsi, espagnol, kurde, dari, français, swahili,
forment une mélodie étonnante. Vêtements, couvertures et produits
d'hygiène sont distribués.
Au même moment, certains donnent des
cours d'anglais ou d'allemand dans un centre à proximité du camp,
et d'autres assurent des activités pédagogiques avec des enfants
placés dans les quelques abris que les organisations avec lesquelles
nous travaillons ont pu dénicher en ville. L'après-midi, les cours
de langue, les activités avec les enfants et la distribution de thé
se poursuivent, tandis qu'à l'entrepôt un groupe de bénévoles
chargent et déchargent les dons, les trient et les rangent, puis
reçoivent la liste de ce qu'il faudra envoyer le lendemain au camp.
Au loin, des rires résonnent, ce sont ceux des femmes venues passées
un moment en dehors des grilles, un moment à elles. Plus tard, deux
bénévoles retournent au camp, pour clore la journée en remplissant
d'eau chaude les bouillottes distribuées la semaine passée.
Clore la journée : une
expression qui, ici, n'a finalement que peu de sens ; l'arrivée
de nouveaux réfugiés, lancés sur la mer meurtrière, peut survenir
à tout moment, et nous nous tenons toujours prêts, pour nous assurer
qu'ils reçoivent le plus rapidement possible vêtements chauds et
couvertures.
Ponctuellement, sont organisées de
grandes distributions, recouvrant l'intégralité du camp - un
travail éreintant mais nécessaire. Le fait que nos ressources –
tant humaines que financières – soient limitées ne permet pas
d'en déployer régulièrement ; mais nous faisons tout pour les
rendre les plus nombreuses et variées possibles : cadeaux de
Noël pour l'intégralité des enfants, lot de vêtements pour tous
les adultes, lors d'une période de froid et de pluie intense, paire
de chaussures neuves pour les hommes adultes...
Ces dernières semaines furent
particulièrement intenses. Outre le fait que nous avons rendu plus
récurrentes les grandes distributions de vêtements, que nous avons
du prendre en charge l'achat de nombre de produits de première
nécessité (4), nous avons également multiplié réunions et
initiatives pour développer nos activités psychosociales et
éducatives. Nous désirons nous décharger du travail qui devrait
relever des autorités présentes sur place, afin de nous consacrer
plus fortement à celles-ci. L'absence d'accès à l'école pour les
enfants, l'inexistence d'activités sportives, artistiques,
collectives pour les réfugiés, rendent encore plus insupportable
leur maintien forcé dans un camp insalubre aux frontières de
l'Europe-forteresse.
Toutes nos actions ne défont pas
l'injustice d'un camp de réfugiés et le poids de l'attente ; mais nous nous efforçons, chaque jour, de faire vivre la solidarité
et l’entraide.
Malgré les frontières, malgré l'indifférence
criminelle, nous gardons les bras ouverts.
(2) Boat Refugee Foundation assure notamment un service de soins médicaux journalier et procure une aide matérielle et humaine aux mères de jeunes enfants.
(3) Le camp répond officiellement à l'appellation de hot spot : il est donc sensé être un centre hermétique de tri de migrants. Cependant, dans les faits, le manque de moyens et de volonté des autorités présentes sur place font qu'une grande partie des besoins des réfugiés sont couverts par l'action de bénévoles.
(4) Voir
Toilet paper paradox
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