Lors d'un premier retour aux frontières égéennes, j'ai écrit sur la permanence (1). Celle des camps, des balafres en barbelés, et de la violence exercée contre celles et ceux que l'on maintient en suspens au dessus de décisions opaques. Mais comment trouver les mots quand le permanent non seulement s'étire, mais évolue en pire ?
Depuis que
je suis arrivée à Lesbos, il y a 10 jours, les morts se sont
enchaînées. Un petit garçon de 5 ans écrasé par un camion sur
l'interminable route reliant Moria à Mytilène, un enfant cherchant
comme des milliers d'autres quelques recoins pour jouer, loin des
tentes entassées. Cinq femmes et deux enfants noyé.e.s à quelques
kilomètres de là, au large de l'île de Chios, après un naufrage
de plus. Une femme et son nourrisson, pris.e.s dans les flammes
dévorant le plastique et le préfabriqué amoncelés à la hâte dans
le camp de Moria.
10 mort.e.s
en 10 jours, 13.000 personnes dans un camp prévu pour 3.000 ;
des disparitions effectives ou symboliques, de la vie et de la vue.
Mais si l'on s'en tient aux nombres, nous peignons des ombres.
DR, camp de Moria, 29 septembre 2019 |
Depuis
l'incendie survenu à Moria, dimanche 29 septembre, caméras, micros
et appareils photos ont afflué sur l'île. Il fallait peindre en
quelques heures ce qui persiste depuis des années. Paragraphes et
palabres approximatifs ont bientôt été étalés. Comme le feu, le
crépitement des flashs sera passager. Il se révèle parfois tout aussi meurtrier quand, voguant à la lumière des suppositions, des
journalistes écrivent que des réfugié.e.s ont allumé eux-même le
brasier, ou encore que les policiers n'ont pas eu d'autres choix que de faire usage de gaz
lacrymogène puisqu'une « émeute » aurait éclaté,
alors que les nuages chimiques prenant la suite de ceux de l'incendie
n'ont servi qu'à éteindre dès les premières heures les voix que
l'Europe souhaiterait asphyxier.
La première
mesure prise par le gouvernement grec au soir de ce dimanche de deuil
a été d'envoyer en urgence à Lesbos trois escadrons de CRS locaux
(MAT) par avion de guerre depuis Athènes. Lorsque l'on sait qu'il
faut des mois voire des années pour que les demandeuses et
demandeurs d'asile puissent quitter les camps surpeuplés des îles
orientales de la Grèce, et que l'hiver approche, tandis que des
milliers de personnes y dorment dans des tentes fragiles ou à même
le sol, l'ironie est amère.
Les ombres
restent présentes, celles que l'on a pas le temps de dissiper
lorsque l'on doit rapporter en quelques lignes un événement que
l'on conçoit comme singulier, hors de l'espace dans lequel il se
déploie, un événement que l'on dépeint événement et rien
d'autre, que l'on peut certes décliner en paraphrases tragiques –
incendies meurtrier, tragique incident – mais que l'on se retient
de penser pour ce qu'il est : la conséquence de choix. La mort
aux frontières n'est jamais de l'ordre du fortuit, elle est
construite comme technique, comme geste politique.
Fermer les
frontières est en soi un acte violent, puisqu'il ne peut se réaliser
que par la violence : multiplication des contrôles policiers,
des patrouilles de bottes et des vols de drones, fichage généralisé
des voyageurs et voyageuses indésiré.e.s, enfermement et mise à
l'écart, déportation.
Giorgos Moutafis/Reuters, camp de Moria, 29 septembre 2019 |
La violence
ne s'exerce pas contre des ombres, ni contre des nombres. Elle est
celle de deux coups de téléphone donnés à un jeune homme, arrivé
depuis déjà un an, l'un pour dire que son premier entretien pour sa
demande d'asile se tiendra dans deux jours, et l'autre, le lendemain,
pour lui annoncer qu'il se tiendra finalement un an et demi plus
tard. Elle est celle vécue par une jeune femme dormant à même le
sol, son enfant dans les bras, à coté de dizaines de personnes le
long des grilles du camp, et qu'un coup de bottes réveille à
l'aube. Elle est celle d'un jeune de 19 ans, échappé de la guerre,
qui vient de perdre sa petite sœur dans le naufrage de son
embarcation quelques jours plus tôt, et dont la tentative de mettre
fin à ses jours, une poignées de minutes plus tôt, ne justifie par
aux yeux des policiers l'appel d'une ambulance, car ce n'est pas
« une urgence ». Il n'existe plus, en définitive,
d'urgence, puisque la mort est acceptée comme technique politique.
Alors,
contre l'acceptation de inacceptable, des poings sont brandis en
l'air. Des paroles s'élèvent, des corps se soulèvent. Le lundi et
le mardi qui ont suivi l'incendie, des centaines de résident.e.s du
camp ont manifesté. En plusieurs langues, les revendications de liberté
de circulation, de la fin des camps-prisons des îles grecques, du
droit pour toutes et tous de vivre en paix et dignement, ont éclaté dans
l'atmosphère. Les uniformes ont empêché la marche de se poursuivre
jusqu'à la capitale de Lesbos, de quitter le périmètre des ombres.
Mais la lutte se poursuivra. Mais la lutte vivra.
(1) « Le temps et les camps », 17 mars 2019, sur ce blog.
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