Les annonces
tonitruantes captées par les micros et les caméras ont semé des
germes de doutes et de craintes sur les îles de l’Égée. Le
nouveau gouvernement grec de droite enchaîne les déclarations,
irréalisables ou irresponsables, toutes glaçantes. Dans un premier
temps, une pluie de chiffres s'est abattue : 30.000 demandeurs et
demandeuses d'asile seraient transférés vers les terres
continentales avant la fin de l'année, nombre qu'un énième
revirement a abaissé à 20.000. Nombre également accompagné d'un
autre, brutal : 10.000 personnes seraient parallèlement déportées.
Des années
de stagnation et d'improvisation, des services d'asile et leur appui
européen débordés, l'état critique des relations entre l'Union
Européenne et la Turquie, l'arrivée de milliers de personnes chaque
semaine sur les îles (1), beaucoup d'éléments laissent dubitatif
quant à la réalisation effective de ces projets aux contours de
coups d'éclat.
Mais un
dernier, de coup d'éclat, ou de coup à l'estomac, s'est abattu il y
a une semaine : les camps de Lesbos, Chios et Samos laisseraient
bientôt place à des centres de détention (2). La multiplication
des camps comme institutions répressives de tri et de mise à
l'écart des exilés a toujours trouvé son prolongement logique dans
les centres de détention, les prisons, les cellules de commissariat,
de ports, d'aéroports. (3). De multiples dénominations viennent
recouvrir ces espaces d'enfermement – pour ceux prévus sur les
îles orientales de leur pays, les membres du gouvernement grec ont
opté pour celle de « centres fermés de pré-renvoi ».
Lors d'une réunion entre les acteurs de santé du camp de Lesbos, un
médecin grec d'une agence étatique jonglait difficilement avec cette
paraphrase absconse forgée par les autorités : « Donc
ce sera oui un centre, un nouveau centre, qui ne sera pas ouvert,
enfin les personnes ne pourront pas entrer et sortir comme ça, un
centre qui sera euh.. fermé.. » ; avant d'être
interrompu par un membre d'une ONG : « Donc, un centre
de détention ».
Tous les
acteurs de terrains, qu'ils soient dépendants ou non de l’État,
paraissent désemparés. Les décisions semblent avoir été prises
d'en haut, sans concertation, et surtout sans connaissance de la
réalité aux frontières. Près de 40.000 personnes y vivent
désormais, l’écrasante majorité dans des tentes fragiles, les
uns contre les autres, dans et aux abords de camps surpeuplés, dont
la capacité officielle totale avoisine à peine 6.000 places. Les
fortes pluies arrivent avec l'hiver. Elles signifient retrouver sa
tente inondée, naviguer entre les immenses flaques mêlant boue et
eaux usées, dormir dans des couvertures et des vêtements humides
alors que les températures chutent et que l'eau chaude, pour les
douches, est une exception.
Camp Vial, Chios, Grèce, novembre 2019 |
Les autorités ne se soucient guère des
effroyables conditions de vie dans les camps des îles grecques ;
l'objectif est de repousser le plus grand nombre possible de
personnes en dehors des frontières. En définitive, dans un contexte
où aucune solution d'ampleur, autre que répressive, n'est envisagée
au niveau européen, et où certains premiers rendez-vous pour les
procédures d'asile sont fixés en 2021, 2022 voire 2023,
l'accélération de leur traitement – avec l'objectif de réduire
au maximum le nombre de personnes acceptées – passera et passe
déjà par des mesures non seulement inhumaines, mais illégales.
De nombreux
témoignages font état de refoulements aux frontières terrestres
avec la Turquie, accompagnés de violence, de vol et de mauvais
traitements (4).
Des dizaines
d'autres, entendus ici, ajoutent à la longue liste de déni des
droits humains (à l'éducation, aux soins, à un logement décent, à
une information et un soutien juridiques), ceux auxquels devraient
avoir accès les enfants venus seuls à Lesbos. Puisqu'il est embarrassant
d'avoir plus de 1200 mineurs non accompagnés sans logement en Grèce,
vivant dehors en plein hiver (5), chiffre que nous pensons d'ailleurs
sous-estimé, étant donné que des sources sur le terrain estiment à
plus de 600 les gosses seuls rien que dans la Jungle à coté de Moria, il s'agit de faire disparaître les enfants en tant qu'enfants.
Certains d'entre eux, bien qu'ayant affirmé être âgé de 15 ou de
16 ans ont été désignés de façon discrétionnaire comme adultes
par les médecins du camp, lors de leur enregistrement, comme le raconte M.R, arrivé il y a un mois : « Ils ont écrit 2001, mais moi je leur ai dit "C'est 2003, c'est 2003, j'ai 16 ans". Ils m'ont répondu "Prouvez-le alors" ».
Récemment,
28 migrants venant de pays d'Afrique subsaharienne, emprisonnés dès
leur arrivée dans le centre de détention à l'intérieur du camp de
Moria, ont été débouté de l'asile sans avoir passé d'entretien. La raison évoquée par l'office régional de l'asile de
Lesbos – l'impossibilité de trouver des interprètes – est non
seulement contraire aux lois européennes, mais également profondément
cynique, dans la mesure où certains d'entre eux parlent.. le
portugais. (6)
Le déni des
droits s'accompagne d'un déni des lois, et ce de plus
en plus ouvertement. La création de centres de détention sur les
îles de Lesbos, Samos et Chios fermerait encore un peu plus la porte
de l'Europe à celles et ceux fuyant la misère, la guerre, la
violence, et ouvrira plus grande encore celle de leur traitement illégal
et inhumain. H., demandeur d'asile irakien enfermé plusieurs mois en centre de détention, parle en ces termes de l'enfermement, qui menace des milliers de femmes, d'enfants et d'hommes sur la route de l'exil : « En prison, ils te prennent tout, tout ce que tu as d'humain. Ils veulent que tu ne sois plus un être humain ».
Tessa Kraan, Camp de Moria, Lesbos, octobre 2019 |
(1) Se référer aux chiffres de l'ONG Aegean Boat Report, qui croise données officielles et de terrain :
https://aegeanboatreport.com/
(2) Le Monde, avec AFP, « La Grèce va fermer ses trois plus grands camps de migrants près des côtes turques », 20 novembre 2019.
(3) Pillant,
Laurence et Tassin, Louise, « Lesbos, l'île au grillages.
Migrations et enfermement à la frontière gréco-turque », Cultures
& Conflits, n°99-100, 2015.
(4) Mobile Info Team, « Illegal Pushbacks in Evros: Evidence of Human Rights Abuses at the Greece/Turkey Border », Annual Report 2018/19, novembre 2019.
(6) Legal Center Lesvos et al., Press Release, 25 novembre 2019.
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