dimanche 1 décembre 2019

Les frontières se resserent


Les annonces tonitruantes captées par les micros et les caméras ont semé des germes de doutes et de craintes sur les îles de l’Égée. Le nouveau gouvernement grec de droite enchaîne les déclarations, irréalisables ou irresponsables, toutes glaçantes. Dans un premier temps, une pluie de chiffres s'est abattue : 30.000 demandeurs et demandeuses d'asile seraient transférés vers les terres continentales avant la fin de l'année, nombre qu'un énième revirement a abaissé à 20.000. Nombre également accompagné d'un autre, brutal : 10.000 personnes seraient parallèlement déportées.
Des années de stagnation et d'improvisation, des services d'asile et leur appui européen débordés, l'état critique des relations entre l'Union Européenne et la Turquie, l'arrivée de milliers de personnes chaque semaine sur les îles (1), beaucoup d'éléments laissent dubitatif quant à la réalisation effective de ces projets aux contours de coups d'éclat.

Mais un dernier, de coup d'éclat, ou de coup à l'estomac, s'est abattu il y a une semaine : les camps de Lesbos, Chios et Samos laisseraient bientôt place à des centres de détention (2). La multiplication des camps comme institutions répressives de tri et de mise à l'écart des exilés a toujours trouvé son prolongement logique dans les centres de détention, les prisons, les cellules de commissariat, de ports, d'aéroports. (3). De multiples dénominations viennent recouvrir ces espaces d'enfermement – pour ceux prévus sur les îles orientales de leur pays, les membres du gouvernement grec ont opté pour celle de « centres fermés de pré-renvoi ». Lors d'une réunion entre les acteurs de santé du camp de Lesbos, un médecin grec d'une agence étatique jonglait difficilement avec cette paraphrase absconse forgée par les autorités  : « Donc ce sera oui un centre, un nouveau centre, qui ne sera pas ouvert, enfin les personnes ne pourront pas entrer et sortir comme ça, un centre qui sera euh.. fermé.. » ; avant d'être interrompu par un membre d'une ONG : « Donc, un centre de détention ».

Tous les acteurs de terrains, qu'ils soient dépendants ou non de l’État, paraissent désemparés. Les décisions semblent avoir été prises d'en haut, sans concertation, et surtout sans connaissance de la réalité aux frontières. Près de 40.000 personnes y vivent désormais, l’écrasante majorité dans des tentes fragiles, les uns contre les autres, dans et aux abords de camps surpeuplés, dont la capacité officielle totale avoisine à peine 6.000 places. Les fortes pluies arrivent avec l'hiver. Elles signifient retrouver sa tente inondée, naviguer entre les immenses flaques mêlant boue et eaux usées, dormir dans des couvertures et des vêtements humides alors que les températures chutent et que l'eau chaude, pour les douches, est une exception.


Camp Vial, Chios, Grèce, novembre 2019

Les autorités ne se soucient guère des effroyables conditions de vie dans les camps des îles grecques ; l'objectif est de repousser le plus grand nombre possible de personnes en dehors des frontières. En définitive, dans un contexte où aucune solution d'ampleur, autre que répressive, n'est envisagée au niveau européen, et où certains premiers rendez-vous pour les procédures d'asile sont fixés en 2021, 2022 voire 2023, l'accélération de leur traitement – avec l'objectif de réduire au maximum le nombre de personnes acceptées – passera et passe déjà par des mesures non seulement inhumaines, mais illégales.

De nombreux témoignages font état de refoulements aux frontières terrestres avec la Turquie, accompagnés de violence, de vol et de mauvais traitements (4).
Des dizaines d'autres, entendus ici, ajoutent à la longue liste de déni des droits humains (à l'éducation, aux soins, à un logement décent, à une information et un soutien juridiques), ceux auxquels devraient avoir accès les enfants venus seuls à Lesbos. Puisqu'il est embarrassant d'avoir plus de 1200 mineurs non accompagnés sans logement en Grèce, vivant dehors en plein hiver (5), chiffre que nous pensons d'ailleurs sous-estimé, étant donné que des sources sur le terrain estiment à plus de 600 les gosses seuls rien que dans la Jungle à coté de Moria, il s'agit de faire disparaître les enfants en tant qu'enfants. Certains d'entre eux, bien qu'ayant affirmé être âgé de 15 ou de 16 ans ont été désignés de façon discrétionnaire comme adultes par les médecins du camp, lors de leur enregistrement, comme le raconte M.R, arrivé il y a un mois : « Ils ont écrit 2001, mais moi je leur ai dit "C'est 2003, c'est 2003, j'ai 16 ans". Ils m'ont répondu "Prouvez-le alors" ».
Récemment, 28 migrants venant de pays d'Afrique subsaharienne, emprisonnés dès leur arrivée dans le centre de détention à l'intérieur du camp de Moria, ont été débouté de l'asile sans avoir passé d'entretien. La raison évoquée par l'office régional de l'asile de Lesbos – l'impossibilité de trouver des interprètes – est non seulement contraire aux lois européennes, mais également profondément cynique, dans la mesure où certains d'entre eux parlent.. le portugais. (6)


Le déni des droits s'accompagne d'un déni des lois, et ce de plus en plus ouvertement. La création de centres de détention sur les îles de Lesbos, Samos et Chios fermerait encore un peu plus la porte de l'Europe à celles et ceux fuyant la misère, la guerre, la violence, et ouvrira plus grande encore celle de leur traitement illégal et inhumain. H., demandeur d'asile irakien enfermé plusieurs mois en centre de détention, parle en ces termes de l'enfermement, qui menace des milliers de femmes, d'enfants et d'hommes sur la route de l'exil : « En prison, ils te prennent tout, tout ce que tu as d'humain. Ils veulent que tu ne sois plus un être humain ».



Tessa Kraan, Camp de Moria, Lesbos, octobre 2019


(1) Se référer aux chiffres de l'ONG Aegean Boat Report, qui croise données officielles et de terrain : https://aegeanboatreport.com/


(3) Pillant, Laurence et Tassin, Louise, « Lesbos, l'île au grillages. Migrations et enfermement à la frontière gréco-turque », Cultures & Conflits, n°99-100, 2015.

(4) Mobile Info Team, « Illegal Pushbacks in Evros: Evidence of Human Rights Abuses at the Greece/Turkey Border », Annual Report 2018/19, novembre 2019.

(6) Legal Center Lesvos et al., Press Release, 25 novembre 2019.

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